Aux tous premiers plans de Goldmember, on craint le pire. Le désert, les couleurs, les mouvements de caméra, une poursuite à grande vitesse : tout est là pour nous rappeler Mission : Impossible 2. Mike Myers et le réalisateur Jay Roach n’auraient-ils trouvé que la parodie la plus vieillotte pour garnir ce troisième Austin Powers ? Mais la voiture s’arrête, Austin en descend, marche vers la caméra et retire ses lunettes : c’est Tom Cruise ! La surprise est triomphale : les repères vacillent, les rapports entre la scène et son modèle sont bousculés et les parodies s’emboîtent les unes dans les autres comme autant de poupées russes bariolées. La même chose se produira plus tard avec l’apparition de Michael Caine. Interprète il y a 35 ans de l’agent Harry Palmer dans une série de films d’espionnage très britanniques dont Mike Myers s’est souvenu pour créer son propre personnage, Caine arrive relooké à la manière d’Austin Powers. Il ne s’agit ainsi pas seulement de jouer à détourner des figures célèbres : ceux qui leur ont donné chair sont eux-mêmes conviés à la fête, invités à danser sur leur vieille musique remixée, presque méconnaissable et pourtant confusément familière. C’est un karaoké au carré, un carnaval où se superposent les masques. Un espace sous contraintes ? Non : un lieu où tout devient possible.
Les éléments de la série Austin Powers étant désormais aussi identifiables que ceux des films d’espionnage dont ils s’inspirent, et par ailleurs traités ici à égalité, le risque était cependant grand de basculer dans l’autoparodie, dans l’avalanche de gimmicks en forme de clins d’œil laborieux. Mais Myers et Roach trouvent le moyen d’aller toujours plus loin sans se détacher de leur base, faisant de Goldmember un étonnant film-jokari. Les répliques (« Oh behave ! », « Yeah, baby, yeah ! »), la gestuelle (les guillemets manuels du Dr Evil), les décors et accoutrements, les scènes elles-mêmes sont soumis à un double processus de reprise et de transformation. On se souvient de la séquence hilarante en ombres chinoises d’Austin Powers, l’espion qui m’a tirée. Dans Goldmember, on en trouve successivement un équivalent inventif (une illusion d’optique autour d’une affaire de statue-fontaine doit Austin doit remplacer le jet d’eau) et un remake à peine changé derrière un drap blanc. Toujours, l’original vaguement remaquillé voisine avec sa caricature débridée. L’essentiel est de multiplier les variations, les danses cousines sur le même rythme. Mais, dans ce cas précis, l’ordre est inversé, un peu comme entre Austin et son père Nigel (qui, dans le récit, est l’« original ») que joue donc Michael Caine (qui, comme acteur, copie Myers). Goldmember est un film dont les plans mêmes semblent en plein complexe d’Œdipe, mais comme leur mère et leur père ne sont ensemble qu’une image, ils hésitent sans cesse entre s’accoupler avec elle et l’éliminer. De là découle le rythme syncopé du film, dont la division en sketchs à moitié télévisuels fait autant sens que leur teneur éminemment régressive.
Mais, dans Goldmember, il est un personnage qui pourrait bien, de manière plus profonde que celui d’Austin Powers, être le modèle de tous les autres, et finalement du film lui-même. C’est Mini-Me, le clone miniature du diabolique Dr Evil qui, rejeté par son clan au profit du fils du chef, décide de devenir un mini Austin Powers. Il demeure « Mini-Me », mais c’est un autre qui le dit, qui le reconnaît – tout est là. A l’hérédité prévisible, serait-ce sous forme de rébellion parodique, est ainsi préférée la duplication mutante, le rétrécissement caméléon. Ce faisant, le film suit son cours, Austin affronte les méchants – que Myers les interprète aussi témoigne paradoxalement de la nature égalitaire de Goldmember –, tombe les filles, sauve le monde. A quelque point de vue que ce soit (son récit, son propos, ses règles), il ne se détourne pas de sa ligne mais se dandine tout au long du chemin pour inviter le monde entier à le suivre. Dans la famille toujours plus nombreuse du cinéma-karaoké, voici le film-déhanchement le plus brillamment séducteur.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°572, octobre 2002)
Austin Powers in Goldmember (2002) de Jay Roach