The Brown Bunny

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Alors, le bel homme inconsolable prit la route. Le film avait commencé depuis quelques minutes, comme les lazzis d’une salle hystérique à l’aveuglement satisfait. Dans les jours suivants, la polémique sur le bien fondé de la sélection cannoise du film de Vincent Gallo ne devait pas désenfler, alimentée jour après jour par la presse professionnelle américaine où l’on a pu lire, entre autres, que les spectateurs qui aimaient The Brown Bunny étaient sans doute aussi ceux qui applaudirent lorsque Andy Warhol filma pendant de longues heures un homme endormi. La remarque se voulait cruelle ; c’est pourtant l’un des compliments les plus justes dont se vit gratifier au cours du festival ce film mal aimé, et pas nécessairement conçu pour être bien aimé. Son rejet découle en fait peu de la scène de fellation qui surgira à l’approche de la fin tant, à ce moment du film, la messe est dite depuis longtemps, mais bien plutôt de son étrange alliage de pose et de dépouillement qui doit exactement autant à la photo de mode qu’au cinéma expérimental. De longs plans de la route, de jour comme de nuit, alternent avec d’autres, pas moins silencieux, où Vincent Gallo se montre marchant courbé, affalé sur un lit, prenant une douche, retirant un pull. Et vous aimez ça ? Enormément.


Traversée de l’Amérique qui, sur ce plan, vaut tous les discours savants,
The Brown Bunny est l’histoire d’un homme qui va retrouver en Californie la femme qu’il a perdue. Mais il n’est pas cela d’emblée. Pour un temps, c’est plutôt le voyage d’un homme qui ne met pied à terre que pour prendre dans ses bras les filles qui portent des noms de fleurs (Violet, Lily, Rose). Pour apporter ou recevoir une consolation, homme-offrande ou chasseur solitaire éploré. Régulièrement, un élément nouveau vient éclairer le spectateur sur les images dans lesquelles il s’abîme tremblant, mais le film ne dévie pas et n’y perd rien (sauf, peut-être, avec son flash-back explicatif final), cousin sur quatre roues du Gerry piéton de Gus Van Sant, jumeau momentané (une route nocturne, en particulier) de La Vallée close de Jean-Claude Rousseau.


The Brown Bunny
est d’abord une expérience temporelle de la perte. Perte de l’autre, perte de repères, perte de tout sentiment de familiarité mais aussi de toute capacité d’étonnement, perte de soi. Que cela passe par l’approche d’un narcissisme extrême de Vincent Gallo n’est qu’un paradoxe apparent. A se regarder longuement dans un miroir, on se voit beau mais, bientôt, on ne se voit plus, on voit à travers soi. L’acteur Gallo est ce corps presque fantôme, en voie d’effacement justement parce qu’il est omniprésent, homme-deuil, homme-sablier, homme dérisoire, défait et beau, trou noir qui aspire le regard pour le rendre à l’espace dépeuplé et triste.

 

On ne s’attardera pas ici sur la scène de fellation sur laquelle débouchera la magnifique et irréelle apparition, devant un mur blanc, comme projetée sur ledernier écran d’un monde personnel à la dérive, de Chl Sevigny dans la chambre d’hôtel où s’est échoué Vincent Gallo. On précisera seulement que, si elle tient bien du coup de force par sa frontalité violente, elle ne relève pas de la provocation, et pas davantage du happening glorieux. Cette séquence est à la fois le prolongement logique de la route fuyante et le parachèvement du film par son retournement très provisoire, de l’insaisissable au plus que concret. Pour nous laisser finalement au bout de la route, pantelants, dévastés.

 

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°580, dossier Cannes, juin 2003)


The Brown Bunny
(2003)
de Vincent Gallo

Erwan Higuinen

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