South Park et les jeux vidéo

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L’attente est insoutenable. Devant le magasin de jeux vidéo, Eric Cartman n’en peut plus. Il peste, trépigne, fait les cent pas : encore trois longues semaines à tenir avant la sortie de la Wii. Trois semaines ! Vous vous rendez compte ? Baptisé Vas-y Dieu ! Vas-y !, l’épisode en deux parties relatant son horrible souffrance fut diffusé aux Etats-Unis les 1er et 8 novembre 2006. Soit précisément dix-huit et onze jours avant le lancement officiel de la console qui fait tant rêver le malotrus au bonnet bleu. Dans South Park, on ne rigole pas avec les jeux vidéo. Enfin si, bien sûr, mais on sait parfaitement de quoi il est question et quelle place ils tiennent dans la vie des enfants. Et, plus généralement, dans la culture pop mondialisée que Trey Parker et Matt Stone, les créateurs de la série animée, aiment tant s’approprier.

Pour les quatre héros de South Park, les jeux vidéo sont d’abord un objet de désir, les consoles en venant rapidement à monopoliser leurs pensées à l’image de la Wii pour Cartman. Ce dernier, d’ailleurs, trouvera une solution à son problème : se coucher dans la neige pour, congelé « comme dans les films de science-fiction » où les astronautes effectuent de longs voyages intersidéraux, ne pas ressentir l’écoulement du temps. Sauf qu’il ne reviendra à lui qu’en 2546. Trop tard pour jouer à la Wii car, même si notre rondouillard ami en trouve une dans un musée des technologies, personne n’est en mesure de la relier aux « écrans flottants » du XXVIe siècle. Heureusement, un tour de passe-passe scénaristique le renvoie au présent. Ou presque, car il atterrit devant le magasin en septembre et non en novembre. Horreur : la durée de l’attente est passée à deux mois.

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Colecovision ou Dreamcast ?

La Wii n’est cependant pas la première console à rendre fou Cartman et ses amis. En 2000, dans La Petite Fée des dents, c’est cette bonne Dreamcast qui occupait leur esprit. Ils avaient d’ailleurs trouvé une combine pour « gagner » de quoi s’offrir la mirifique machine de Sega : exploiter la générosité de ladite fée des dents, cousine US de notre petite souris. Si ce n’est qu’à la 124e dent en une semaine trouvée sous l’oreiller du petit, la mère de Cartman commence à se poser des questions. A partir de l’épisode Servietsky (2001) une console imaginaire joue un rôle comparable : l’Okama GameSphere. GameSphere pour GameCube, des problèmes de droits ayant empêché les scénaristes de la baptiser PlayStation 2 comme prévu. Le mot « okama », quant à lui, désigne de manière péjorative l’homosexuel masculin au Japon. Dans cet épisode qui nous présente une serviette fumeuse de joints suscitant la convoitise de l’armée, l’intrigue ne tarde pas à se complexifier. « On s’en fout », répliquent les gamins lorsqu’on tente de leur expliquer la situation. Comprendre : on veut jouer. A un certain Thirst for Blood, en particulier, sorte de Mortal Kombat avec, imaginez l’extase, des tronçonneuses. « Tu te rends compte qu’elle a 128 gigahertz de DRAM ? » s’émerveillait plus tôt l’un des membres du quatuor devant les caractéristiques de la GameSphere. « C’est quoi, ça ? » « J’en sais rien mais c’est génial ! » La vision de l’hystérie techno-ludique ne manque pas de pertinence– que celui qui ne s’est jamais laissé envoûter par une promesse publicitaire chiffrée en bits ou en gigaoctets leur jette la première pierre. A l’inverse, quoi de pire qu’une console démodée ? Une vieille Colecovision, par exemple, branchée à l’antique téléviseur noir et blanc du salon, entre une souris qui passe et des bouteilles renversées, chez la famille fauchée de Kenny (Varicelle, 1998). La honte.

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Et Dieu créa la PSP

Comment expliquer un tel engouement pour les consoles ? Des éléments de réponse sont apportés dans Potes pour la vie (2005) : c’est Dieu en personne qui les a conçues. En tout cas pour la PSP qui, elle aussi, attire les foules juvéniles dans les boutiques spécialisées au matin de son lancement américain. Et ce pauvre Cartman n’est même pas le premier. Pire, il ne reste plus de console portable pour lui alors que Kenny a eu la sienne. Dont il ne décroche pas, happé par le jeu de stratégie Paradis contre Enfer. Puis, comme souvent, Kenny meurt. Arrivé au ciel, il se voit remettre une PSP dorée et confier une mission par Dieu en personne, qui avait tout planifié : mener les légions divines au combat contre les forces de Satan. La console et le jeu n’étaient que des outils d’entraînement et, surtout, de sélection destinés à mettre la main sur l’élu. A vrai dire, on s’en doutait un peu : la transe du joueur virtuose qui jurerait ne faire qu’un avec sa console a indubitablement quelque chose de divin. Mais l’épisode (qui traite par ailleurs de l’euthanasie) offre aussi un point de vue, évidemment rigolard et déviant, sur un vieux débat sans cesse relancé, des programmes d’entraînement cérébral à la gamification. Le jeu vidéo est-il une immense perte de temps ou permet-il de développer de nouvelles compétences ? Pour le moins ironique, la réponse de South Park ne manque pas de piquant.

Dans sa frénésie satirique, la série s’en prend volontiers à quelques jeux ayant tourné au phénomène de société. Le titre même de Chinpokomon (1999) ne laisse aucun doute quant à sa source d’inspiration. Avant de lancer son scénario délirant de complot japonais reposant sur un lavage de cerveau de la jeunesse américaine – très atteint, Kyle sera tout près d’aller (re)bombarder Pearl Harbor –, l’épisode dresse une saisissante caricature de la folie Pokémon (et, graphiquement, de Pikachu et ses amis). Il y a un dessin animé, un jeu vidéo, des figurines à collectionner. Au magasin de jouet, on frôle l’émeute et les parents n’y comprennent rien. Ici, il n’est pas question de « tous les attraper » mais, plus prosaïquement, de mettre la main à la poche pour acheter la collection complète de petits monstres miniatures. Alors, bassement intéressés, les Pokémon ? Une chose est sûre : ils stimulent allègrement l’imagination du duo Parker – Stone.

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Tiger Woods enfin réaliste

South Park ne se contente cependant pas d’inventer des jeux parodiques. Souvent, des titres bien réels bénéficient aussi d’une apparition plus ou moins longue et moqueuse. Les gamins s’affrontent en réseau sur Call of Duty : World at War pendant le cours d’informatique (L’Impunissable, 2008). En pleine partie de Rock Band, Cartman réécrit les paroles de Poker Face (de Lady Gaga) pour se moquer de Stan (Putain de baleines, 2009). Le même Cartman trahit Kyle en échange de GTA : Chinatown Wars (Margaritaville, 2009). Et, parfois, les personnages s’improvisent critiques de jeux, tel Stan, atteint de « cynisme » (c’est le diagnostic officiel du médecin), qui ne mâche pas ses mots à propos de L.A. Noire : « Qui joue à un jeu vidéo pour écouter des dialogues et appuyer sur X ? (…) Tes choix ne servent à rien ! » (You’re Getting Old, 2011).

Dans Guérison sexuelle (2010), c’est un usage à première vue périphérique mais en réalité assez fin que South Park fait du jeu vidéo. Evoquant l’addiction sexuelle, l’épisode s’appuie sur l’histoire, très médiatisée, des infidélités conjugales du golfeur Tiger Woods. Hors d’elle, sa femme s’en était prise en 2009 à coups de club de golf à la Cadillac du sportif. La série rebondit alors sur cette affaire par l’intermédiaire du jeu Tiger Woods PGA Tour dont le dispositif évolue au fil du récit. Le golf s’efface ainsi derrière une séquence de fuite automobile avec QTE puis carrément un jeu de combat opposant Woods et son épouse. « Oh dis donc, s’enthousiasme l’un des gamins. Ils sont devenus super cool, les jeux de golf. » Mais ça ne dure pas et PGA Tour redevient ce qu’il avait toujours été – « chiant », nous souffle Cartman. Entre-temps, il aura servi à commenter, redoubler et mettre en perspective furieusement burlesque l’intrigue en prenant au sens littéral le concept de simulation du réel.

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Junkie virtuel

Les plus fameuses incursions de South Park en territoire vidéoludique sont cependant celles où, soudain, le jeu prend toute la place, son esthétique venant contaminer celle de la série dans le cas de Make Love, Not Warcraft (2006) – avec un réjouissant effet clownesque lorsque les personnages du jeu s’expriment par la voix des habitants de South Park. Une bonne partie de l’épisode se déroule en effet au sein du MMORPG dont l’existence même est menacée par les agissements d’un joueur devenu si puissant à force de passer tout son temps à jouer qu’il est en mesure de tuer n’importe qui à n’importe quel moment – et le goujat ne s’en prive pas. Panique chez Blizzard comme dans la cour de récré. Heureusement, après avoir massacré 75 millions de sangliers, nos amis transformés en caricatures de gamers monomaniaques (gras, boutonneux, transpirants…), amèneront leurs avatars à un niveau tel qu’aidés d’une épée mythique, il terrasseront l’infâme trouble-tête.

L’autre titre ayant eu droit à un traitement particulier n’est autre que Guitar Hero. Dans Guitare Zéro (2007), Stan et Kyle reçoivent la visite d’un imprésario qui prend au pied de la lettre les éloges que leur adresse le jeu : « Vous êtes des rock stars. » S’ensuivront quelques péripéties gratinées dans la course au million de points, des manigances de producteur, la séparation du « groupe » et la découverte, sinon de la drogue, du moins d’un certain Heroin Hero dans lequel le joueur se shoote en poursuivant un dragon rose qu’il ne rattrape jamais. Le musicien virtuel devient un junkie du même tonneau. South Park utilise là encore le jeu vidéo de bien des manières à la fois : comme un réservoir d’idées de récits, de gags et de répliques bien senties mais aussi comme un tremplin parfait pour relancer la satire médiatico-sociale. On attend maintenant avec impatience le point de vue de Cartman sur la Wii U, GTA V, le prochain Tomb Raider

(Paru dans IG n°24, février-mars 2013)

Erwan Higuinen

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