« Next ! » Un homme s’avance, un de plus, et nous tend son passeport. Comme tous ceux qui l’ont précédé, ceux qui le suivront jusqu’à la fermeture de notre guichet, ceux qui viendront demain et les jours d’après, il souhaite, en cette fin d’année 1982, entrer dans la riante République populaire d’Arstotzka. Nous sommes un simple douanier qui doit seulement suivre les règles. Vérifier la date de validité dudit passeport, le nom, la photo. S’assurer que le migrant possède bien toutes les pièces requises (permis de travail, attestation d’identité…) dont le nombre va croissant. Procéder éventuellement à une fouille, à une prise d’empreintes digitales. Et, si nécessaire, le placer en détention. Et si on le laissait passer ?
Voilà le type de cas de conscience auquel nous soumet Papers, Please, la dernière création de l’Américain Lucas Pope dans le même esprit politico-expérimental que son Republia Times de l’an dernier. L’altruisme ne va de soi, notamment parce que notre anti-héros sous-payé a une famille à nourrir dans cette dystopie qui, si elle nous renvoie en pleine guerre froide, parle aussi du monde actuel et de son hystérie sécuritaire. Bien sûr, on ne demande qu’à ouvrir la frontière à cette femme qui nous jure que, dans son pays, elle se ferait tuer. Mais la désobéissance se solderait par une retenue sur salaire qui empêcherait d’acheter les médicaments dont a besoin notre enfant et, alors, c’est lui qui risquerait de mourir. Que faire ?
Malgré le minimalisme austère de son dispositif (ou peut-être grâce à lui), Papers, Please se révèle, au sens littéral de l’expression, un jeu de rôle. Devant notre bureau où s’entassent les papiers, on joue le rôle, on épouse le point de vue étriqué de ce fonctionnaire, rebelle empêché ou ordure ordinaire. Loin de la dictature du fun qui régit l’industrie vidéoludique, le malaise naît de la difficulté à prendre des décisions mais, plus encore, du fait que Papers, Please est d’abord une expérience de l’aliénation. L’humain disparaît derrière les règles, les outils pour les faire respecter et les automatismes que l’on ne tarde pas à acquérir. Mais que veut dire progresser, devenir meilleur, plus rapide, plus compétent à ce jeu ? Qu’est-ce que cela implique ? Il n’est pas interdit de penser que Pope nous parle aussi au passage de la gamification du monde, du cynique devenir-jeu (et compétition) de tant d’activités humaines. La portée de cet impressionnant Papers, Please, quoi qu’il en soit, dépasse largement le commentaire sur ce qui se passait jadis de l’autre côté du rideau de fer.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°927, 4 septembre 2013)
Sur PC, Mac et iPad (Lucas Pope)