Avec le temps, les joueurs ont appris à se méfier des promesses de Peter Molyneux. Aux côtés de Will Wright (Les Sims, Spore), Shigeru Miyamoto (Mario, Zelda) et quelques autres, le Britannique fait partie des créateurs de jeux qui comptent, de ceux dont chaque nouvelle œuvre, qu’on l’apprécie ou non d’ailleurs, mérite la plus grande attention. Mais Molyneux a aussi un léger défaut : l’auteur visionnaire semble parfois se muer en bonimenteur survolté, promettant monts et merveilles de ses titres en développement pour, finalement, se heurter aux limites techniques du moment. A l’arrivée, les monts sont plutôt de (très hautes) collines et les merveilles scintillent moins forts que prévu. Molyneux nous a donné Populous (1989), Theme Park (1994), Black & White (2001), The Movies (2005)… Qui aurait imaginé que l’illumination viendrait de Fable II, « simple » suite de l’un de ses fameux grands jeux décevants paru en 2004 ?
« J’ai joué à trop de jeux qui possédaient un univers incroyable mais où, au fond, rien n’avait vraiment de sens. Et cela contribue à éloigner les gens du jeu vidéo, assure Peter Molyneux. Il s’agit pourtant d’une forme unique de divertissement parce que les jeux vous regardent, vous, en tant qu’individu, comme aucun autre médium. Selon la manière dont vous y jouez, Fable II sera une expérience tout à fait différente. Nous avons passé énormément de temps sur les mécaniques de combat, d’exploration, sur tous ces trucs de garçons, mais nous en avons consacré autant à des éléments qui intéresseront des gens bien plus adultes, comme la possibilité de de décorer sa maison, de se marier, d’avoir des enfants, de les regarder grandir… Pourquoi ne pourrait-on pas aussi faire ça ? » Aussi est le mot clé, car Fable II revêt par ailleurs les atours d’un jeu de rôle (ou RPG) classique (et tout à fait palpitant). Seul au monde à la suite d’un événement dramatique, notre héros (ou héroïne, au choix) devra partir à la recherche d’un moyen de contrecarrer les plans d’un individu aussi puissant que mal intentionné. Voilà, en quelque sorte, le « travail » du personnage, la manière dont il est censé occuper son temps. Mais son existence ne se résume pas à son devoir, et pas davantage aux innombrables (et souvent passionnantes) quêtes facultatives que, comme tout RPG moderne, propose Fable 2. Car, de fait, ledit héros a aussi une vie, une place unique dans le monde très anglais d’Albion. Et une place qui dépend de ses actions, donc des nôtres.
Il y a donc un temps pour tout. Un temps pour combattre des monstres à travers la campagne et un temps pour se promener avec notre chien en admirant le paysage. Mais il y a aussi un temps pour draguer (en complimentant l’objet de votre affection, en vous donnant en spectacle…) et puis pour fonder un foyer (avec un homme ou une femme : Fable II légalise le mariage gay en toute décontraction). Il faudra aussi gagner sa vie (comme forgeron, barman, bûcheron…). Et pourquoi ne pas se bâtir un empire immobilier en acquérant commerces et logements dont on touchera les loyers ? A moins que vous ne préfériez vous lancer dans une carrière de criminel, volant et tuant sans vergogne. Et pourquoi pas un deuxième mariage ? Mais attention : la polygamie reste mal vue et, si cela venait à se savoir, votre réputation, élément central du jeu, en pâtirait. Et vous voilà bientôt divorcé, pourchassé par la police, haï par les passants dont vous vous étiez pourtant à peine moqué. Ou au contraire, grâce à vos exploits, admiré par une foule qui a seulement quelques réserves sur vos choix vestimentaires (comment ça, le corsage en dentelle ne sied pas à votre intrépide guerrier ?) et cette légère tendance à l’embonpoint due à un abus des succulentes tartes aux pommes en vente sur la place du marché.
Pris individuellement, aucun de ces éléments n’est à proprement parler inédit. On pourrait même considérer Fable 2 comme le descendant commun du jeu rôle tendance occidentale, de la saga Zelda (une aventure inventive, un gameplay porté sur l’action)et des Sims (pour la modélisation des rapports entre les personnages) sous l’influence des jeux en ligne (avec cet effet « monde persistant », même s’il ne s’agit ici que du nôtre). Mais c’est sa manière d’articuler ces différentes composantes qui distingue Fable II : jamais sans doute, dans un jeu vidéo, le sentiment que tout est possible ne s’était accompagné d’une impression aussi forte que tout, de la même façon, est important. Que chaque action du joueur laissera sa trace sur l’univers ludique là où tant de titres a priori comparables voient leur cohérence mise à mal par une tendance à « oublier » le comportement du joueur pour peu qu’il daigne franchir les étapes prévues. « Pour moi, la grande affaire de Fable II, c’est la manière dont vous vous exprimez, renchérit Peter Molyneux. Il s’agit de vous donner le choix de devenir qui vous voulez, de vous habillez comme le voulez, de vous impliquer dans telle ou telle partie de l’histoire. En fait, vous avez un rôle de créateur même si vous ne réalisez pas que vous êtes en train de créer. » Et de citer en exemple ses propre aventures au cœur du jeu : « Alors que j’essayais de séduire une fille, je lui ai donné rendez-vous et nous sommes partis nous promener mais, en chemin, nous sommes tombés dans une embuscade et elle s’est mise à hurler. Tout d’un coup, j’ai commencé à trouver ça très drôle. Elle a pourtant fini par tomber du haut d’une colline… Ce qui était drôle, c’est que c’est moi qui l’avais placée dans cette situation. Cela ne faisait pas partie du game design ou de l’histoire du jeu, c’était juste une chose que j’avais faite, même si c’était horrible. Et, là, cela devient passionnant. Les films ne peuvent en aucune manière instaurer un tel rapport d’empathie avec vous. »
La place du joueur dans ce monde a cependant de quoi surprendre les fans d’un game designer fameux pour avoir inventé un genre, le God Game, qui nous promeut au rang de divinité régnant sur l’univers. Mais Molyneux ne voit pas de rupture avec ses œuvres précédentes : « Beaucoup de mes jeux traitent du pouvoir. Cela vient de l’enfance, quand on rêve d’être dieu, un super-héros ou un super-méchant.. Dans Fable II, vous avez encore un peu de ce pouvoir puisque vous devenez un héros, armé d’une épée et d’un pistolet, mais j’ai réalisé au cours du développement que ce qui est intéressant, ce n’est pas le pouvoir en lui-même, mais la responsabilité qui l’accompagne. Bien sûr, vous pouvez accomplir les actes les plus atroces, agir comme la personne la plus corrompue qui soit. Par exemple, et c’est le genre de choses folles que permet Fable II, vous avez la possibilité d’acheter des taudis et d’augmenter les loyers pour mettre à la rue ceux qui les habitent. Mais vous pouvez aussi leur permettre d’y loger gratuitement. La question est là : si vous étiez incroyablement riche ou célèbre ou puissant, que feriez-vous ? » Molyneux et son équipe ont d’ailleurs constaté que peu de joueurs du premier Fable ont fait de leur alter ego un personnage vraiment méchant. « Seule une petite minorité se comportait vraiment mal alors que certains essayaient pendant un temps d’être mauvais, mais pour finir par devenir bon. Ce que je trouve fascinant, c’est ce sentiment, face au jeu, que “je ne peux pas me résoudre à faire telle ou telle chose”. Ce n’est pas James Bond ou un autre héros qui ne le peut pas : c’est vraiment vous. »
Dans quelques mois, Peter Molyneux fêtera ses cinquante ans et le vingtième anniversaire de son premier succès, Populous. Tout en s’émerveillant de continuer à exercer « le métier le plus incroyable que qui que ce soit puisse avoir », il fait mine de s’interroger : « Pourquoi, proportionnellement, moins de gens, même s’ils sont peut-être plus passionnés, pratiquent aujourd’hui les jeux vidéo ? Que s’est-il passé, qu’est-ce qui a mal tourné pour que cela ne soit beaucoup plus ? » Avant d’apporter un début de réponse en soulignant que s’il entend « procurer des expériences inédites », c’est d’abord parce que le jeu vidéo en vient à le lasser lui-même : « Cela m’ennuie de tirer avec les mêmes flingues, de la même manière, encore et encore… » Et d’ajouter : « Mon rêve, avec Fable II, c’est qu’il dise quelque chose sur notre monde mais aussi sur vous, personnellement, au sein de ce monde. » Après une vingtaine d’heures passées à voyager, se battre, séduire et faire des emplettes, ledit monde a beau être sauvé, on ne trouve encore aucune bonne raison de le quitter tant il reste de choses à y voir, à y faire, à y vivre. On dirait bien que, cette fois, Peter Molyneux a tenu toutes ses promesses.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°677, 18 novembre 2008)
Fable 2 (Lionhead / Microsoft, 2008), sur Xbox 360
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