La scène se passe dans une fête foraine dont la propriétaire reçoit la visite d’un concurrent plus fortuné. « Nous ne pouvons pas lutter avec votre spectacle », lui assure-t-elle. « Vous le pouvez si vous gardez ce gamin. Il fait rappliquer tous les jeunes. (…) C’est le seul événement vivant ici. » Nous sommes en 1964, le gamin s’appelle Elvis Presley et il tient le rôle principal de Roustabout (de John Rich), l’un des 31 films qu’il tournera entre 1956 et 1969, le douzième depuis son retour de l’armée en 1960, époque à laquelle la cadence de ses tournages s’accélère. Reprenant souvent la même trame scénaristique, ces films ont mauvaise réputation mais remportent pour la plupart de gros succès. Au milieu des années 60, Presley est l’acteur le mieux payé d’Hollywood. Qui, en période de turbulences – les recettes de l’année 1962 sont les plus faibles depuis 20 ans – a compris ce que le chanteur peut lui apporter.
Dès 1958, une scène de King Creole, réalisé par Michael Curtiz, résumait l’idée : Presley entre dans une boutique en chantant, tous les regards sont sur lui, et des petites frappes en profitent pour vider les étalages. Mais cette séquence impressionne surtout par l’effet que produit son arrivée, qui n’a que peu à voir avec celle des vedettes de la comédie musicale. Presley dans un film, à l’époque comme aujourd’hui, c’est un corps étranger qui ne s’assimile pas. Le paradoxe est que ce corps doit beaucoup au cinéma. Lui-même ne rêvait que d’une chose : devenir James Dean ou Marlon Brando. Qu’il en ait été incapable ou qu’on ne lui en ait pas donné la possibilité n’y change rien : dans ses films, il semble toujours venir d’ailleurs et ne se poser devant nous qu’en attendant d’y repartir. Nombreux sont d’ailleurs les scénarios qui débutent par une arrivée ou un retour, à moto, en voiture, en train, en avion… Mais ce n’est que la première des entrées en scène dont ses films sont largement constitués. Car tout se passe comme si la grande question – comment filmer Elvis ? – se reposait à chaque séquence. Ses films rejouent sans cesse, en le romançant, son parcours réel, celui du jeune homme devenu brusquement une star. S’ils sont sans surprise, ce sont pourtant des films à suspense : on ne sait jamais à quel moment Elvis va cesser de faire semblant (mais à peine) de ne pas être Elvis.
Dans G.I. Blues (1960) de Norman Taurog, c’est sous la douche que l’on voit pour la première fois Presley chanter. Plus tard, lorsqu’il pénètre dans le cabaret dont il doit séduire la vedette, Taurog le filme d’abord comme un spectateur anonyme, une ombre au bord du cadre, le chasseur sentimental plutôt que l’objet du désir. Dans Girls ! Girls ! Girls ! (1962) du même Taurog, on retrouve grosso modo la même scène, à ceci près que, se retournant pour saluer le patron du lieu, Presley exécute un bref mouvement de hanche et des avant-bras qui rappelle de manière quasi subliminale sa gestuelle sur scène. Toute l’affaire est là : le récit de ses films suppose l’existence d’un écart – à combler – entre le personnage et Elvis, mais quelque chose chez lui résiste à cette séparation initiale. Seul Michael Curtiz est parvenu à le dépouiller de son assurance apparente. Dans King Creole, lorsque Presley chante pour la première fois devant les clients attardés du night-club dont il balaie le sol avant l’école, il semble fragile, tremblant. Avec, à un degré moindre, Jailhouse Rock (1957) de Richard Thorpe, King Creole est le seul film où les progrès (musicaux, humains) de Presley dépassent le dispositif scénaristique. Car, devant un solide artisan comme Curtiz, Elvis fait ses preuves comme acteur en même temps que son personnage comme chanteur. Les raccords entre scènes jouées et chansons en deviennent captivants.
Mais tout aussi passionnante est la résistance de Presley aux rôles qui lui sont attribués. Dans ses films, il ne devient jamais vraiment un personnage. A la place, il est une poupée et un vampire. Il nous arrive costumé en pilote de course, en boxeur, en pêcheur, en militaire, en champion de rodéo, en homme-grenouille. Plus encore qu’un « homme à tout faire » – pour reprendre le titre français de Roustabout –, il est un mannequin costumable à volonté, une Barbie rock ‘n’ roll. Mais aussi un vampire qui se nourrit des décors pittoresques, des intrigues chamallow, des folklores recyclés pour reconstruire sans fin la scène de son triomphe. Mais toujours de manière accueillante, car si Presley se voit confier bien des métiers, c’est celui de guide touristique, dans Blue Hawaii (1961) de Norman Taurog, qui lui convient le mieux. Il alpague le spectateur pour lui faire visiter un monde repeint en couleurs pastel, avec cette particularité que la principale attraction, le monument majestueux, c’est lui.
On peut regretter que certaines pistes entraperçues, comme celle de Presley acteur burlesque (dans de rares scènes de G.I. Blues ou de Viva Las Vegas (1964) de George Sidney) n’aient pas été davantage explorées. Mais ses films reposent surtout sur une double tension, qu’ils tentent de dépasser. D’abord, une opposition entre la comédie musicale et le concert, la première réenchantant le monde alors que le second ne tient que par la séparation entre le chanteur et tous les autres. Dans certains films, une solution intermédiaire s’invente, qui ressemble beaucoup au clip. La seconde tension se joue entre la brutalité rock des débuts de Presley et les bluettes colorées destinées aux familles dans lesquelles il s’illustre. Dans G.I. Blues, la ballade qu’il entonne est interrompue par la musique d’un juke-box : un autre G.I., déclarant « préférer l’original à la copie », a mis Blue Suede Shoes du « vrai » Elvis, ce qui déclenche une bagarre. Qui se répète d’un film à l’autre, en sourdine, là où l’on s’y attend le moins, dans un geste soudain nerveux ou une invitation langoureuse. L’enjeu, c’est la réconciliation de l’Amérique avec elle-même, dont participent aussi les variations autour de la scène d’affrontement entre James Dean et son père dans Rebel Without A Cause, reprise dans King Creole ou Blue Hawaii, mais changée en une simple déclaration d’indépendance dont le jeu de Presley dément par instants les limites conformistes. Cette trentaine de films inégaux racontent aussi cette histoire, celle de la quête d’un compromis historique dont l’héroïne de Girls ! Girls ! Girls ! donne sa version personnelle. « Soit tu m’épouses, soit tu vis avec moi dans le péché », lui lance Elvis. Elle : « Je ne pourrais pas avoir un peu des deux ? »
Mais les années passent, et les temps changent. Dans ses derniers films, Presley est toujours-déjà star, les réalisateurs en jouent frontalement. Dans The Trouble With Girls (1969) de Peter Tewksbury, il est devenu directeur de tournée. Dans Spinout (1966) de Norman Taurog, il marie les trois filles qui lui tournaient autour et reste seul. Stay Away, Joe (1968) de Peter Tewksbury pourrait s’appeler « Stay Away, Elvis » tant il a tendance à s’en absenter, jusqu’à prendre, lorsqu’il revient, des airs d’incrustation vidéo, d’hologramme collé sur le plan. Il n’est plus le guide touristique des films mais leur ange gardien. Comme les grands cinéastes classiques, il peut laisser ses films se faire presque sans lui, mais le résultat n’est pas le même, tout part en morceau. A la fin de The Trouble With Girls, il s’en va, mais il n’était déjà presque plus là. En décembre 1968, Elvis Presley revient à la télévision américaine, et bientôt sur scène. La parenthèse cinématographique est refermée.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°570, juillet-août 2002)
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