C’est un ovni, l’une des choses les plus étranges (et les plus emballantes) que l’on puisse actuellement voir sur un écran. Le Twin Peaks de la série d’animation, pas moins. Le sujet ? L’adolescence, vraisemblablement. Signé par le Japonais Ryutaro Nakamura et disponible depuis peu en vidéo (à quand une diffusion télé ?), Serial Experiments Lain mêle la traditionnelle fiction collégienne nippone et l’univers cyberpunk. Lain est une teenager triste qui s’enfonce peu à peu dans le « Wired » (l’Internet du futur proche). Elle change, comme sa famille, son entourage, alors que se révèle une menace de plus en plus pesante (complots obscurs, religiosité diffuse, porte-flingues tapis dans l’ombre). On croit que le monde va se scinder en deux (la vraie vie et celle du réseau), mais c’est en fait à une contamination croissante de l’un par l’autre que l’on assiste.
Face à Lain, le spectateur est dans la même position que l’adolescente : il ne sait pas ce qu’il voit, ignore si ces événements sont réels ou virtuels – la distinction a-t-elle encore lieu d’être ? Ces interrogations ne sont pas plaquées sur la série, qui ne tient ni du délire théorique d’anticipation techno, ni de la banale énigme scénaristique. Elles découlent de sa forme même, de sa mise en scène à la violence rentrée, de ses images très travaillées et de sa narration déstructurée. En douceur, on passe d’un monde à un autre. A un gros plan de détail (des yeux effarouchés, une main tendue) succède un plan lointain à la mélancolie sourde (les personnages deviennent de fragiles silhouettes immobiles). Pas d’effets insistants, du moins dans les premiers épisodes de cette série qui en compte treize, mais une succession d’images souvent très dépouillées dont l’assemblage échappe à toute règle recensée. Autour des personnages, tout se transforme : la sœur de Lain est dans la maison familiale, puis, en un instant, dans la rue, dans la cantine du lycée surpeuplée, et soudain vide. Plus rien à quoi se raccrocher : on est dépaysés, déphasés, paumés.
La série avançant, les informations surgissent en rafales, les références (scientifiques, historiques, mystiques…) s’enchevêtrent, les images se font hybrides (voir l’épisode 9, suite d’exposés pédagogiques sur prises de vues réelles maquillées en dessins, ou le 11, constitué pour l’essentiel d’images-souvenirs enchaînées sur fond de guitare dissonante). Mais n’apportent aucune certitude. Face aux discours lacunaires, face au mutisme de ses parents aux airs robotiques, Lain semble se dématérialiser. Elle était notre guide ; à présent, on va jusqu’à douter de son existence solitaire. Place au mur d’images instables, aux portes de l’abstraction.
Plus conventionnelle dans sa forme, la série Cowboy Bebop, de Shin’Ichiro Watanabe, n’en est pas moins une preuve supplémentaire de l’affolante inventivité de l’anime. Chaque épisode tient du collage – de mythologies (western, samouraï…), de personnages et de séquences (une fusillade à l’église façon John Woo, un enfant-vieillard évadé d’Akira…) surgis d’horizons divers. Mais c’est surtout l’utilisation de la musique qui fait la singularité de cette série centrée sur quelques chasseurs de primes. A l’univers visité par chaque épisode (le trafic de drogue, les jeux d’argent, le terrorisme écologique…) répond une musique d’un genre immédiatement identifiable (blues, jazz…) qui rythme l’action et détermine le montage plus que ne le font les rebondissements du récit. Baptisés « sessions », ces épisodes au futurisme rétro sont autant de variation sur le thème choisi. Alternativement je-m’en-foutiste (intrigues bouclées au sprint, gags vaseux) et esthète (l’attente de la belle séquence est toujours récompensée), moins vulgaire qu’elle ne veut bien le laisser croire, cette série pop séduit lorsqu’elle oscille entre la nonchalance cynique et la nostalgie rageuse. Cowboy Bebop se bonifie au fil des épisodes. A suivre, donc.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°544, mars 2000)
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