Depuis douze ans, David Mamet a réalisé six films et écrit cinq scénarios pour d’autres réalisateurs (auxquels deux autres s’ajouteront bientôt), sans parler des adaptations de ses pièces. Mais l’affirmation de cet homme de lettres comme homme de cinéma n’a pas mis fin aux malentendus. De Mamet, scénariste curieusement hitchcocko-hawksien, on attend des intrigues paranoïaques tournant autour de manipulations virtuoses et des histoires bien senties d’hommes entre eux. Ses mécaniques de précision maniaquement contrôlées conduisent à surestimer certains de ses films – Engrenages ou La Prisonnière espagnole – alors que, lorsqu’il décide courageusement de mettre son système en danger – comme dans Homicide –, il ne rencontre qu’une incompréhension polie. Avec L’Honneur des Winslow, adaptation d’une pièce du dramaturge britannique Terence Rattigan, il devrait surprendre autant ses admirateurs que ses contempteurs. D’abord parce que ce film, situé en Angleterre au début du siècle, lui permet d’explorer un univers radicalement différent de celui que visitaient ses œuvres précédentes. Mais surtout parce que Mamet n’y est jamais là où on l’attend.
Le point de départ du récit n’est qu’une péripétie d’apparence banale. Un garçon d’une douzaine d’années, accusé d’avoir dérobé un mandat postal, est renvoyé de l’école navale où il faisait ses études. Terrifié, il rentre chez ses parents alors que se prépare le mariage de sa sœur aînée. Mais il ne recevra pas la correction escomptée : pas un instant son père ne mettra en doute sa parole, choisissant de contester la décision de l’institution en s’adjoignant l’aide d’un jeune avocat ambitieux. L’Amirauté étant légalement déclarée infaillible, l’affaire sera débattue à la Chambre des Lords. Les temps changent. Le père à la santé chancelante (Nigel Hawthorne), respectueux des règles et de la tradition, livre un dernier combat à l’opposé de tout ce en quoi il a cru sa vie durant. Sa fille (la précieuse Rebecca Pidgeon qui joue à merveille de son charme intermittent) est une suffragette convaincue. Son fils aîné, dilettante sans états d’âme, privilégie l’écoute de son gramophone à ses études à Oxford. L’affaire fait les gros titres de la presse et ébranle l’Angleterre édouardienne à la veille de la Première Guerre mondiale.
Mais, contrairement à ce que ce canevas et l’origine théâtrale du scénario tendraient à laisser imaginer, Mamet ne joue pas sur l’opposition entre une modernité naissante et des règles et rituels caduques qui résisteraient, sur l’affrontement entre un temps qui s’achèverait et un autre qui surgirait dans la douleur pour lui succéder – l’angoisse que ressentent tous les personnages à l’idée d’annoncer au père la supposée faute du fils est la première fausse piste du film. Ou, pour être plus précis, Mamet refuse la tension, l’exagération spectaculaire du passage d’un monde à l’autre au profit d’un récit résolument non événementiel. Ainsi, le père n’hésite pas à soutenir son fils ; le prétendant de la sœur qui rompt ses fiançailles en raison du scandale est évacué sans remords alors que, plus tôt, la demande en mariage s’était déroulée sans cérémonial, comme en pilotage automatique ; les scènes de liesse à l’annonce de la décision de la Chambre des Lords (favorable à la famille) sont décrites par ceux qui y ont assisté mais reléguées hors-champ. De la même façon que le père est immédiatement convaincu de ce qui est juste et vrai, la famille et le pays changent d’époque en douceur – Mamet détourne le scénario et déjoue les attentes du spectateur au profit d’une mise en scène qui parie sur l’évidence, sans drames ni fioritures. Si les temps changent, c’est que les temps nouveaux sont déjà là. Le gramophone est dans la demeure victorienne (comme on dit : le vers est dans le fruit).
De là, sans doute, la perplexité que l’on ressent d’abord à la vision de L’Honneur des Winslow, qui ne ressemble ni à un film de David Mamet ni à ce quasi genre que constitue le film britannique début de siècle. Le film avance sans que rien de ce qui se joue ne nous soit caché, sans que jamais l’on n’ait l’impression d’une lutte acharnée dans la durée – ce dont participe aussi la compression temporelle des faits : la victoire est presque trop facile. Dans l’œuvre cinématographique de David Mamet, L’Honneur des Winslow est ainsi à la fois le signe d’un renoncement et d’un gain en sérénité. La mécanique n’est pas moins précise, mais elle se donne à voir sans fard et comme retournée au bénéfice des personnages. Le changement – c’est-à-dire le remplacement d’une mise en scène par une autre – est parfaitement accepté puisqu’il est inévitable. Les personnages ne sont pas dépassés par les événements, par le déchaînement implacables de forces trop obscures pour eux – dans La Prisonnière espagnole, par exemple, même après le sauvetage miraculeux de son héros naïf, Mamet nous montrait bien que ce personnage n’avait rien compris au film.
Bien au contraire, dans L’Honneur des Winslow, ils accompagnent ce changement après avoir donné l’impulsion nécessaire. Ensuite, qu’arrive ce qui doit nécessairement arriver. Ils sont aux premières loges, juste un peu incrédules à l’heure du constat. Du coup, il leur devient possible de s’adapter, c’est-à-dire d’adopter un nouveau rythme, une nouvelle façon d’être – voir en particulier les gestes et les courses décidées de Rebecca Pidgeon, qui naissent de la situation et non de désirs plus ou moins secrets. Pour certains, c’est un ultime tour de piste étrangement tranquille – le père, alors que l’affaire risque de causer sa ruine et celle de sa réputation. Mais, entre-temps, à la surface même de ce film ligne claire, ont germé de nouvelles histoires. Pour d’autres personnages, c’est alors la promesse d’une nouvelle vie, d’une multitude de possibles, d’un avenir passionnant. On ne peut qu’en espérer autant du cinéma de David Mamet, qui, avec cette réussite paradoxale, pourrait bien avoir trouvé la sortie de la confortable impasse où il paraissait se reposer.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°535, mai 1999)
L’Honneur des Winslow (The Winslow Boy, 1999) de David Mamet