Une fois de plus, un film d’Arturo Ripstein commence au petit matin. Comme dans Ce lieu sans limite et L’Empire de la fortune, le premier plan est celui d’un couple au réveil, dont, se dit-on, le lien réel va forcément se révéler étrange, hors-norme, éventuellement choquant ou, en tout cas, se voulant tel. Un vieil homme (Fernando Lujan) se lève, ce pourrait être un vieux beau s’il en avait les moyens – mais il est une belle ruine, ce qui n’est déjà pas rien. Une femme âgée (Marisa Paredes, presque méconnaissable), si maigre qu’elle doit déjà ressembler au cadavre qu’elle sera un jour, reste couchée. L’homme se dirige vers la cuisine, plonge une cuiller dans le pot de café, constate qu’il n’en reste que pour un bol, fait chauffer de l’eau, apporte la boisson à la vieille femme. « J’en ai déjà bu », ment-il. Rien que de très normal : c’est un vieux couple, si ancien qu’il paraît presque incestueux, banalement tendre. L’étrangeté sera ailleurs, dans un léger décalage, dans une trop grande insistance à accomplir les gestes de tous les jours – il faudra la chercher, à moins qu’elle ne finisse par nous exploser à la figure.
Dans cette adaptation d’un roman de Gabriel Garcia Marquez – qui, il y aura bientôt 35 ans, écrivait avec Carlos Fuentes Le Temps de mourir, le premier film de Ripstein, largement renié depuis par ce dernier –, l’univers s’est effondré, l’espace s’emplit de meubles décatis, de linge pas très net, les rues sont boueuses et les corps lourds ou tordus, évidemment très fatigués. Depuis longtemps, ces gens sont presque morts, mais pas tout à fait, même si leur fonctionnement répétitif les apparente à de piteux automates déglingués dont on craint à chaque instant qu’ils ne tombent en morceaux. Leur vie est figée, datée, mais les autres, autour d’eux, ne se sont pas arrêtés. L’homme – alias le colonel, même si presque tout le monde semble avoir oublié quelle était précisément sa guerre – reproduit sans cesse le même parcours circulaire : la chambre à coucher, la visite au coq qu’il garde dans sa salle de bain, les courtes discussions avec sa femme, l’attente, chaque vendredi, sur le ponton, du bateau qui doit lui apporter la lettre lui attribuant enfin – après 26 ans et huit mois, dit-il – la pension à laquelle il a droit, et puis toujours la même réponse – « Pas de lettre pour le colonel » –, un passage au café pour boire un verre d’eau (pas moyen de dépenser plus que rien), une visite à son vieux « compère » bedonnant (qui, lui, a visiblement su aller de l’avant), et ainsi de suite, indéfiniment.
Toujours la même chose, un disque rayé, un vestige en marche, un anachronisme pittoresque dans un monde qui change, regardé entre attendrissement moqueur, respect surjoué et agacement sans pitié. A cet égard, la mise en scène de Ripstein, fameux adepte de l’accumulation maniaque et du délabrement sans retour, n’est pas exempte d’ambiguïtés, aux portes du décoratif complaisant et de l’exaltation molle d’un certain renoncement. Le film s’enlise, pourrait s’arrêter d’emblée ou se poursuivre jusqu’à ce que mort (des personnages, du spectateur) s’ensuive. Une fois le dispositif installé, une fois constaté qu’il ne peut que reproduire sans cesse le même mouvement, l’enjeu est de trouver une porte de sortie, quelque chose qui puisse ouvrir le récit, qui permette que naisse la fiction. La solution que choisit Ripstein est des plus surprenantes, car c’est ici la tendresse qui sauve du néant. Une tendresse entre les vieux époux, mais surtout une attention se posant sur des détails qui, soudain, paraissent concentrer tous les enjeux du film et, en même temps, se détacher de ces plans qui paraissaient avoir été composés une bonne fois pour toutes. C’est un médecin forcé d’attendre derrière le café son amant serveur ; c’est la vieille femme qui resquille dans un cinéma de fortune pour aller voir, aux côtés du prêtre, les films que désapprouve l’Eglise ; c’est aussi le vieil homme qui, grâce à un renflouement inespéré (il a vendu son coq) a enfin pu s’offrir une paire de chaussures neuves et préfère les porter sous le bras afin d’écarter tout risque de les souiller. Toujours des petites choses, des enthousiasmes modérés, des plaisirs différés, une humilité ordinaire qui donne envie de serrer dans ses bras ces personnages si vulnérables à qui Ripstein permet, pour un temps, d’oublier les entraves nées des règles asphyxiantes qui régissent leur existence. Là réside sans doute la véritable nouveauté de Pas de lettre pour le colonel au sein de l’œuvre du cinéaste mexicain, dans cette sorte de retournement de l’excès habituel (théorique, festif, hédoniste, cruel, puritain, la liste est longue) qui ne survit ici que sous forme d’idées fixes. Car, du « tout, tout de suite » (La Reine de la nuit, Carmin profond), on est passé sans coup férir au « un jour, peut-être ».
Le colonel est celui qui refuse les petits arrangements avec le réel (social, économique) pour s’accrocher aux souvenirs, aux traces du passé qui, seules, peuvent donner l’illusion de le réintégrer dans le présent. Ce sont les journaux militants qu’il stocke – à gauche toute, et mort aux curés, sauf à celui du village qui se contentera d’un mépris de longue date –, le droit revendiqué à sa pension et, surtout, le coq, souvenir de son fils tué en marge d’un combat de ces glorieux volatiles. Il faut les conserver coûte que coûte car ils sont tout ce qui lui reste. En être dépossédé (comme lorsqu’il se résout à se séparer du coq) serait la fin de tout. D’où les obsessions et la répétition, la persévérance sans éclat du colonel, même s’il y a bien sûr un piège dans ce donquichottisme dépassionné, cette médiocrité revendiquée comme forme ultime de résistance, le film étant, pour le meilleur comme pour le pire, à l’image de son personnage principal. C’est la générosité, mais aussi la grande limite de ce mélodrame branlant.
Pas de lettre pour le colonel est à son meilleur lorsqu’il se concentre sur le vieux couple, et sur ce coq à travers lequel ils ne voient pas la même chose. Ou, plus exactement, ils ne la voient pas de la même façon. Pour la femme, il faudrait s’en débarrasser car ce trophée remuant lui rappelle la mort de son fils. Du point de vue de l’homme, mieux vaut le protéger et l’entraîner au combat, prolonger le travail du fils. Car, sans leur fils, le père et la mère n’en sont plus tout à fait, et c’est au père de devenir le fils du fils en prenant sa relève. Racheter le coq, c’est donc rappeler le fils à soi et, ce faisant, se racheter soi-même, quitte, ruiné, pour survivre jusqu’à la fin de ses jours, à devoir « bouffer de la merde » (ce sont les derniers mots du film, noir du mur, mouvement d’appareil jusqu’à la fenêtre d’où parvient la lumière – un peu insistant, mais on ne peut plus clair). C’est cet apprentissage déviant qui sauve le film, qui fait qu’Arturo Ripstein échappe in extremis au risque de se muer en un James Ivory de la boue, alors que tout paraissait définitivement fixé, à commencer par le rôle de chaque personnage. Il faut apprendre à être un père et un mari malgré tout, faire les choix qui s’imposent et, une fois l’énergie retrouvée, peut-être la vie aura-t-elle gagné un sens, aussi apparemment absurde celui-ci soit-il, et l’on pourra oublier l’attente pour se sentir enfin à sa place. Mais, comme Ripstein sera toujours Ripstein, c’est bien sûr d’une place en enfer qu’il s’agit.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°535, mai 1999)
Pas de lettre pour le colonel (1999) d’Arturo Ripstein