Ancien gérant d’une boutique de cosmétique, ancien inventeur (d’un rouge à lèvres indélébile, d’un ancêtre de l’hélicoptère), ancien auteur de théâtre, Preston Sturges devient d’abord scénariste (pour des cinéastes aussi divers que Rouben Mamoulian, William Wyler, Mitchell Leisen et James Whale) puis passe à la mise en scène. Entre 1940 et 1944, il réalise huit des douze films que compte son oeuvre qui, après bien des déboires, s’achèvera avec Les Carnets du major Thompson (1955), tournés en France.
Les Voyages de Sullivan (1941) appartient à cette période prolifique au cours de laquelle il enchaîne les comédies. Sullivan (Joel McCrea), cinéaste à succès, veut abandonner la comédie pour réaliser enfin un film sérieux à conscience sociale. Dans ce but et pour comprendre ce qu’est la misère, il part sur la route avec 10 cents en poche. Cette tentative quasi touristique de passer d’un monde à l’autre commence par échouer : constamment, Sullivan est ramené à son point de départ, c’est-à-dire à Hollywood. Le passage de « l’autre côté » ne peut être volontariste, il ne peut se faire que par accident, à la suite d’une agression qui le laisse sonné puis d’un procès qu’il subit sans comprendre, littéralement dépaysé.
Subitement, le film change alors de ton et passe de la comédie à de très dures scènes de pénitencier qui ne connaissent qu’une éclaircie : une séance de cinéma avec de sombres bagnards riant aux éclats devant un dessin animé Disney. Sur ce, retour au comique, amorce de dénouement sans parole au montage ultrarapide souligné par une musique frénétique et dernière scène au dialogue très écrit. Pour finir en apologie faussement naïve de la comédie (le rire comme seule échappatoire dans nos tristes existences…) que Sturges assène dans cet habile film à thèse. C’est que, comme son personnage, Sturges trahit momentanément la comédie pour tâter d’un autre genre à l’intérieur du même film, histoire de la mettre à l’épreuve, d’en tester la validité, et d’y revenir finalement avec une conviction renforcée.
(Paru dans Libération du 14 mai 1997)
Les Voyages de Sullivan (Sullivan’s Travel, 1941) de Preston Sturges
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