Dix-neuf ans. Voilà le temps qu’il aura fallu attendre avant de voir EarthBound, alias Mother 2 au Japon, bénéficier enfin d’une sortie officielle sur le continent européen. Serait-ce donc un vestige d’une époque révolue du jeu vidéo qui vient de débarquer sur la Console Virtuelle de la Wii U ? Pas du tout : c’est plutôt, en plus d’une œuvre follement singulière, une démonstration toujours actuelle de ce que le médium peut offrir de plus fort quand il ne redoute pas de franchir le nez au vent les limites sclérosantes des genres établis.
Sur les conventions du jeu de rôle (ou RPG) auquel il appartient indubitablement, EarthBound exerce ainsi une sorte de droit d’inventaire facétieux, gardant ce qui peut servir son projet ludico-narratif (tels les affrontements au tour par tour), transformant ce qui mérite de l’être et laissant le reste de côté. Le premier coup de force concerne son univers crânement pop et contemporain, solidement ancré dans le réel quand bien même ce serait pour basculer dans une joyeuse SF de série B avec chute de météorite, ovnis et fourmis géantes. Mais c’est d’abord par sa manière d’impliquer le joueur, en s’adressant autant à son petit cœur sensible qu’à son esprit maintenu en éveil, dans les aventures de son juvénile héros à casquette et de ses amis que se distingue l’œuvre de Shigesato Itoi, game designer au parcours étonnant (ancien militant d’extrême gauche, doubleur de Mon voisin Totoro, co-auteur d’un recueil de nouvelles avec Haruki Murakami…).
A part sa suite Mother 3, toujours inédite chez nous, le mirifique Earthbound a-t-il eu des héritiers ? Peut-être Ni no Kuni, sans aucun doute Persona. On en trouve aussi la trace dans la saga Mario & Luigi, spin-off en forme de jeu de rôle des aventures du plombier Nintendo dont l’épisode quatre, Dream Team Bros, est paru cet été. C’est un très bon cru, riche, drôle, varié et qui, lui non plus, ne craint pas de s’affranchir des règles du RPG – on y trouve de la plateforme, des phases d’action ou du combat par écran tactile interposé – et de jouer avec l’imaginaire – une part importante du récit se déroule dans les rêves de l’ami Luigi. Mais, bizarrement, ses auteurs semblent faire bien peu confiance au joueur qu’ils prennent sans cesse par la main quand ils ne font pas carrément les choses à sa place. Dommage, car s’il ne possède ni la portée politico-humaniste ni l’art du contre-pied d’Earthbound, Dream Team Bros décolle dans les moments où il accepte de nous laisser vagabonder à loisir dans son étrange pays. Il fait alors honneur à son glorieux aîné.
(Paru dans Les Inrockuptibles n°926, 28 août 2013)
EarthBound (Ape / Nintendo), sur Wii U
Mario & Luigi : Dream Team Bros (Alpha Dream / Nintendo), sur 3DS