Il est une histoire du cinéma qu’il faudra bien écrire un jour, celle de ces hommes, Sternberg, Rossellini, Truffaut ou Garrel, qui ont su filmer, fascinés, cet être étrange : une femme. Qu’il y ait eu romance dans la « vraie vie » entre les cinéastes et leurs actrices est une autre question, à laquelle on refusera de porter le moindre intérêt, du moins en public. Loulou, de Georg Wilhelm Pabst, qui est présenté ce soir en version restaurée incluant vingt minutes quasi inédites pour cause de censure, trouverait naturellement sa place parmi les piliers de cette autre histoire du cinéma.
En 1928, après avoir longuement cherché celle qui pourrait interpréter Loulou, femme fatale autant que femme enfant d’une innocente perversité, Pabst choisit finalement l’Américaine Louise Brooks, comédienne de 22 ans remarquée dans Une fille dans chaque port, de Howard Hawks. Et de chaque nouvelle vision du film, on sort plus convaincu: Loulou, c’est bien elle.
A tel point que parler du film, c’est parler de Louise Brooks, et inversement. Ce qui ne dévalorise en rien le travail de Pabst mais constitue au contraire une preuve de sa réussite. Car le sujet de Loulou-le film se confond avec Loulou-le personnage lui-même inséparable de Louise Brooks-la femme et actrice. Du début à la fin, passive mais désirante, elle est au centre, soumise aux regards qui l’admirent (la revue de cabaret) ou la jugent (au tribunal), troublant et séduisant tous ceux qu’elle croise sur son chemin. On pourrait n’y voir qu’un cliché sur la femme, créature tentatrice attirant les hommes, ces moucherons, comme une ampoule allumée sur laquelle ils viendraient se brûler les ailes, mais Louise Brooks s’empare de Loulou et la conduit bien loin de toute caractérisation facile. Et si le film raconte sa déchéance, Pabst n’en fait pas une punition méritée mais la filme, mélancolique, comme une inéluctable tragédie. Mêlant des éléments naturalistes à son style expressionniste, il communique admirablement sa fascination pour cette femme libre et mystérieuse égarée dans un univers sordide.
(Paru dans Libération du 10 avril 1997)
Loulou (1928) de G.W. Pabst