Auteur notamment de Touki Bouki (1973) et de Hyènes (1992), Djibril Diop Mambety est mort en juillet 1998 à Paris, loin de sa ville de Dakar. Il n’aura pu mener à son terme la trilogie qu’il avait intitulée Histoires de petites gens et qu’il présentait comme sa contribution très personnelle à la célébration du centenaire du cinéma. Des trois épisodes prévus, il avait fini Le Franc en 1994. La Petite Vendeuse de soleil n’existe que grâce à ses proches, qui en ont terminé le montage après sa disparition. Son œuvre restera inachevée. L’histoire n’aura pas de fin.
Le Franc se déroule dans la période qui suit immédiatement la dévaluation du franc CFA. Marigo est musicien. Il joue du congoma, mais il n’a pu payer son loyer, et sa propriétaire a confisqué son instrument. Alors, bien décidé à le récupérer, il se rend dans le centre de Dakar et y achète un billet de loterie que le vendeur, un nain affable, lui promet gagnant. La prophétie se réalisera mais, pour plus de sûreté, Marigo a collé son billet sur sa porte, qu’il doit donc transporter jusqu’aux bureaux de la Loterie nationale. Mais cette idée fixe est sans cesse contrariée par sa rêverie. Il se voit jouant pour les enfants des rues, pour les passants de Dakar, se voit millionnaire, disposant d’un orchestre, d’un jet privé, et ses visions viennent s’intercaler dans le cours du récit, confrontant la fiction avec son double rêvé.
« Faire du cinéma n’est pas une chose difficile, disait Mambety (cité dans la revue Ecrans d’Afrique, édition du second semestre 1998). Lorsque tu fermes les yeux, tu vois l’obscurité, mais si tu les ferme encore plus fort, tu commences à voir de petites étoiles. Certaines d’entre elles sont des personnes, d’autres des animaux, des chevaux, des oiseaux. Maintenant, si tu leur dis comment bouger, où aller, quand s’arrêter, quand tomber, tu as un scénario. Une fois fini, tu peux ouvrir les yeux et, les yeux ouverts, le film est fait. » Morigo fait du cinéma, mais il ne veut pas ouvrir les yeux, il voudrait que son film se poursuive éternellement. Sur le toit d’un bus, il s’endort. Dès la première séquence, celle de son lever, au petit matin, avec sa succession de rituels appliqués, il est l’homme que l’on réveille, celui qui doit quitter cette vie alternative, qu’il faudrait transposer dans le réel. Si Mambety filme longuement la ville telle qu’elle est, c’est pour la réenchanter, la transformer par la force de son regard bienveillant, la montrer telle qu’il la voit. Marigo est son complice. Avec sa porte (qui doit ouvrir sur autre chose) qu’il plongera dans la mer en espérant que les vagues décolleront enfin son billet de loterie, il prend en charge la dimension métaphorique du film, qui n’est pas une couche supplémentaire, ajoutée de façon artificielle, mais sa vérité simple et profonde. Le Franc est d’abord un film sur la musique. Celle-ci se détache par instants des bruits de la ville qui semblent lutter les uns contre les autres (cris, prière, moteur de voiture, radio). Elle est l’harmonie rêvée devenu réelle pour changer la perception du monde. Elle réalise le projet cinématographique de Mambety.
La Petite Vendeuse de Soleil, moins flâneur mais aussi moins heurté, se situe également à mi chemin de la chronique urbaine et du conte. Ou, plutôt, parcourt le chemin qui mène de l’une à l’autre. C’est l’histoire de Sili, une infirme, une petite fille qui décide d’aller vendre des journaux dans les rue de Dakar, comme les garçons, qui vivent très mal cette intrusion sur leur territoire, la menacent, la bousculent, lui volent l’une de ses béquilles. Mais elle a un allié, qui vend l’autre journal – celui « du peuple », Le Soleil étant proche du gouvernement. Un garçon qui lit alors qu’elle est illettrée, qui plonge pour récupérer sa béquille, qui la porte sur ses épaules. Là aussi, mais de façon plus secrète, la musique joue un rôle essentiel, inséparable du regard de Mambety, de sa tentative de transfigurer une réalité au fond plutôt sordide. Dans la durée et la répétition où s’inscrivent de subtiles variations, d’infimes événements deviennent autre chose. C’est un chant, une mélodie qui s’insinue peu à peu au cœur de la ville. Les couplets se répondent comme reviennent les personnages, la femme rendue folle par une accusation de vol, le jeune cul-de-jatte qui fait écouter sa radio contre une pièce de monnaie, la grand-mère aveugle qui psalmodie, la meute de garçons soumis à leur chef. Et, toujours, la petite fille se relève, avance encore, persévère, sereinement obstinée. Plus tard l’emporteront le chant et la danse, la claudication deviendra chorégraphie enjouée. Elle prend le contrôle de l’espace et du temps, impose joliment mais fermement sa présence, revendique sa place dans le monde en l’occupant.
Les rues sont toujours cruelles, la rage de Djibril Diop Mambety n’a pas disparu, c’est plutôt d’une transmutation qu’il s’agit. Le cinéaste travaille en plasticien autant qu’en musicien. Il soustrait, ajoute, stylise, puis s’attarde sur un visage, sur les corps abîmés de personnages déclassés qu’il rend beaux. La réalité n’est pas que documentaire et la fable pas qu’édifiante. Son ultime film est irréductible à l’une ou l’autre de ces dimensions. Mambety transforme en regardant. Et les mots les plus galvaudés ressurgissent comme neufs. L’évidence devient poétique, et la poésie évidente. De chaque côté de la caméra, la petite fille a trouvé un allié.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°539, octobre 1999)
Le Franc (1994) et La Petite Vendeuse de Soleil (1998) de Djibril Diop Mambety