Journal intime des affaires en cours

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C’est lorsqu’il était journaliste à Libération que Denis Robert a commencé à enquêter sur plusieurs affaires politico-financières, découvrant des circuits de transfert d’argent toujours plus complexes, des implications toujours plus nombreuses, un monde entièrement soumis au règne du secret. Depuis, il a publié deux livres sur le sujet et été l’un des initiateurs de l’Appel de Genève contre la corruption (pour simplifier) lancé le 1er octobre 1996 et signé à ce jour par plus de mille magistrats européens. Journal intime des affaires en cours, long métrage tourné en collaboration avec Philippe Harel, est un prolongement de ce combat — car c’est bien de cela qu’il s’agit.

La décision d’en faire un film n’allait pourtant pas de soi : comment filmer le secret, le caché, comment parler d’un monde où les faits et les responsabilités se dérobent ? La vraie bonne idée des auteurs est de mettre d’abord en scène l’enquête, en s’éloignant d’emblée du journalisme télévisuel. Rien n’interdit de voir en Denis Robert un équivalent moderne des détectives privés du roman ou du film noir, lancé à corps perdu dans un monde corrompu, payé par un client (le film est en partie financé par Canal Plus) pas forcément irréprochable, qui travaille en indépendant, rencontrant des informateurs plus ou moins coopératifs à qui il cherche à soutirer une part de la vérité, sans jamais vraiment savoir à quel point ses alliés apparents le sont réellement. De fait, loin de disparaître derrière la caméra, Denis Robert est omniprésent, filmé chez lui, au téléphone ou au travail sur son ordinateur, faisant le point dans le train ou dans une chambre d’hôtel dont le lit défait se couvre de feuilles de notes. Lorsqu’il n’est pas à l’écran, il est hors-champ, questionnant ses interlocuteurs en s’impliquant fortement — son rapport au cinéma est plus proche, toutes proportions gardées, d’un Van Der Keuken que de l’école Depardon — ou faisant le lien en voix off entre les différentes informations recueillies. Loin d’une dérive narcissique, ce choix de mise en scène contribue à faire de Journal intime des affaires en cours un film incarné, entre la fiction (au sens où il se sert d’un personnage pour raconter une histoire) et, justement, le journal intime d’une année d’enquête — le film s’ouvre sur les vœux présidentiels pour 1997 et se referme sur ceux de 1998. Denis Robert fait alors office d’intermédiaire, de passeur : tout le processus d’élaboration du film passe par lui, du tournage (par son corps) au montage (par sa voix) — c’est à ce titre que Journal intime des affaires en cours est un film « engagé » : Robert va personnellement au charbon et engage le spectateur à le suivre.

Robert et Harel accumulent les matériaux, de la vidéo d’actualité (sur la fermeture de l’usine Renault de Vilvoorde) à la simple captation (le discours du juge Van Ruymbeke devant le Parlement européen), mais l’essentiel du film est bien constitué d’entretiens, à visage découvert ou non, avec des élus locaux, des juges, des économistes, des journaliste, des banquiers ou des ouvriers. Stimuler et enregistrer la parole pour briser, ne serait-ce que partiellement et provisoirement, ce qui est présenté comme une quasi universelle loi du silence. Certains se laissent aller, comme libérés d’un poids, d’autres hésitent, l’un demande soudain d’arrêter la caméra, craignant d’en avoir déjà trop dit, un autre choisit de témoigner masqué avant de se raviser et de reparaître sous sa véritable identité — l’enjeu est bien de faire ressurgir le visage et la voix, c’est-à-dire l’humain, lorsque l’économie tourne à l’abstrait, au virtuel. A travers ces interventions, le film parle des effets pervers de la décentralisation, du pouvoir croissant des multinationales (et notamment du contrôle exercé sur les médias), des circuits de l’argent dont la trace se perd dans les paradis fiscaux, de la libération des flux financiers qui sautent les frontières européennes plus facilement que les enquêtes judiciaires, et revient sur quelques épisodes célèbres, s’attardant notamment, dans le Var, sur l’assassinat de Yann Piat.

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Le but de Denis Robert n’est pourtant pas de creuser les « affaires en cours » ou de faire des révélations explosives mais, plus humble en apparence, plus ambitieux en réalité, d’en faire une somme (non exhaustive), d’en livrer un tableau général mais subjectif où chaque avancée révèle la complexité des choses plus qu’il ne les éclaire — « la vérité est ailleurs » est un leitmotiv implicite : c’est le côté X-Files du film. Mais surtout — et c’est là que montage et voix off deviennent essentiels — de rapprocher ce qui est séparé, de comparer ce qui n’est pas comparable : le blanchiment d’argent et des enseignants ou ouvriers désabusés, le pouvoir tentaculaire des multinationales et quelques clochards photographiés dans la rue. Pour Denis Robert, tout cela participe du même processus de fuite du pouvoir qui, après le peuple, échappe aussi aux Etats, accaparé par ceux qu’il appelle les « voleurs de démocratie ». Les hommes politiques d’envergure nationale qu’il a contactés ont tous refusé de s’exprimer, à une expression près : Le Pen. Mais cette rencontre n’est pas montrée. Denis Robert confie juste son impression d’avoir croisé, loin des caricatures télévisuelles, un pauvre type « convaincu par ses pauvres idées, qui n’existent que par défaut » et préfère laisser parler un ouvrier inquiet de voir ses collègues se diriger vers le vote FN.

Cette lecture très pessimiste du monde d’aujourd’hui rejoint les analyses de Guy Debord — cité dans le film, au même titre que Noam Chomsky. Ce que Robert stigmatise, c’est bien la société du spectacle. « La société modernisée jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la fusion économico-étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un présent perpétuel », écrivait Debord (Commentaires sur la société du spectacle, Gallimard, 1992), et c’est précisément de cela que parle le film. Mais si ce que dépeint Journal intime des affaires en cours tend à confirmer les écrits de Debord, la réponse purement cinématographique qu’y apportent Robert et Harel diffère totalement de ses films. Pour eux, et ce film en est la preuve paradoxale, il reste un espoir : il est encore possible de filmer, de susciter une parole, de transmettre une idée générale en multipliant les approches, les visions partielles, pour faire quand même apparaître une forme et donner à voir ou, du moins, à percevoir l’invisible, le secret. Aussi sombre le tableau soit-il, la démarche et son résultat — un film impur et dense, un peu bancal, qui laisse le spectateur en état de choc — témoignent quand même d’une croyance. Celle que le cinéma peut encore quelque chose, qu’il a un rôle social à jouer, qu’il demeure un outil de résistance, une arme politique.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°523, avril 1998)

Journal intime des affaires en cours (1998) de Denis Robert et Philippe Harel

Erwan Higuinen

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