Stephen Lavelle

SlaveOfGod

Grand expérimentateur, le game designer britannique Stephen Lavelle (alias Increpare) crée les jeux les plus fous du monde. Lumineux ou perturbants mais toujours audacieux et stimulants, plus de 200 titres sont disponibles gratuitement sur son site. Et à découvrir absolument.

« Je me sens insulté, mais dans le bon sens du terme », note, avant de se demander si une telle chose est possible, un certain Maxim dans un message laissé sur le site d’Increpare. Ledit Maxim venait de s’essayer à un jeu baptisé Therapy Game et tournant directement sur son navigateur web. On y dirige, dans un style graphique délibérément primitif, un petit personnage qui ne va visiblement pas très bien alternativement à domicile et chez son psy pour des séances en forme de questionnaires à choix multiples. Ce n’est pas, loin s’en faut, le jeu le plus extrême de son auteur, mais la réaction de ce cher Maxime est assez révélatrice de ce que l’on peut ressentir face aux créations de Stephen Lavelle, alias Increpare. En général, on n’est pas trop sûr d’avoir vécu une expérience agréable, ni d’avoir bien saisi de quoi il était question. Parfois, on ne comprend même pas exactement ce qu’on est censé faire ni si, après quelques minutes, on a vu la « fin » – à supposer qu’il y en ait une – du jeu. Mais ce dont on est sûr, c’est que tout ça ne ressemble pas à grand-chose de connu et que, tout bien pesé, ça valait la peine de se faire « insulter ».

DoorGame

« Fuck the rich »

On sait peu de chose sur Stephen Lavelle qui, depuis une dizaine d’années et de manière plus active depuis 2008 propose (gratuitement) ses créations sur son site increpare.com. Increpare, c’est à la fois son pseudonyme et son label, un mot inspiré d’une œuvre du compositeur et pianiste français Charles-Valentin Alkan (1813-1888), qui fut un proche de Chopin. En latin, Increpare signifie « réprimande ». On laissera le soin à chacun de décider si celle-ci s’adresse à eux, au monde ou au créateur lui-même.

Britannique installé aujourd’hui à Berlin, Stephen Lavelle est l’un des développeurs indépendants les plus prolifiques – a priori, seul le Japonais Kenta Cho peut rivaliser avec lui en la matière. Sur son site, on dénombrait, au moment d’écrire cet article, pas moins de 222 jeux. Le plus récent, Carriage Game, mis en ligne le 23 juin, était déjà son dix-septième titre de 2015. Et le sixième en une semaine. On avait pourtant à peine eu le temps de se remettre de Door Game, dans lequel, errant dans un labyrinthe, on avait successivement vu par les trous de chaque serrure se présentant devant nous un couple en pleins ébats sexuels, un gribouillis humain proclamant « Fuck the rich » et finalement un œil qui ne nous lâchait pas. A vrai dire, on n’avait pas non plus totalement digéré Shower Game, et surtout ce moment où, sous la douche, l’exfoliant attaquait la peau de notre alter ego pour en faire un écorché d’une raideur malaisante. Plus tard, notre peau, puis tout ce que l’on touchait, se changeait en or. Et on sursautait pour de bon en apercevant quelqu’un – ou vaudrait-il mieux dire quelque chose ? – nous observant par la fenêtre de la salle de bain.

OnBeauty

Galerie d’art ou journal intime

C’est une évidence : les créations de Stephen Lavelle sont souvent très étranges. L’homme s’attache visiblement à explorer (voire à repousser) les zones frontières supposées du jeu vidéo. Cela peut donner des choses comme The Serpent, où le joueur erre dans un labyrinthe, se heurte à un homme et se fait violer par ce dernier. Puis se retrouve soudain à la place du violeur. On en frissonne encore. Même chose avec Sleeping Scared. Y a-t-on vraiment aidé cette créature inquiétante à… dévorer un bébé ? Mais parfois, l’expérience est plus simplement émouvante, comme avec To My First Born Son et sa pièce très picturale remplie de couffins et de nurses (qui, en plus d’une évocation de ce que l’on suppose être la paternité de l’auteur, est aussi un jeu subtilement féministe). Ou avec All That I Have to Give que l’on commence avec une fleur en main, mais elle ne tarde pas à disparaître et l’on entame alors une longue marche, tour à tour sereine et inquiète, dans un espace désertique qui évoque curieusement le film Gerry de Gus Van Sant.

Cette « branche » de l’œuvre de Lavelle dont font aussi partie des titres comme Wear and Tear (avec son personnage qui perd sa tête et se voit expliquer que « le monde est son huître »), On Beauty et beaucoup d’autres, a clairement à voir avec le rêve avec ses aspects surréalistes, ses associations d’idées étrange, sa manière de jouer avec les signes, avec le temps, avec les répétitions. Mais il y en a d’autres car, dans le grand catalogue des jeux Increpare que, selon l’humeur et les affinités que l’on a avec eux, on peut appréhender comme une galerie d’art, un journal intime dont toutes les pages seraient interactives ou plus simplement un coffre au trésor sans fond, on trouve aussi bien d’autres choses. Des puzzle games très malins, par exemple, car c’est un genre dans lequel Lavelle excelle. Parmi ceux-là, English Country Tune – c’est l’exception qui confirme la règle dans cet océan de gratuité – a même eu droit à une sortie commerciale (sur iPhone, iPad, Mac et PC) et cela pourrait aussi être le cas de Stephen’s Sausage Roll, actuellement en chantier. Mais rien qu’une petite chose faussement grossières et vraiment subtile comme Block Push Championship a de quoi occuper les amateurs du genre pendant pas mal de temps. Et certains puzzle games sont plus que des puzzle games – voir Striptease, qui traite aussi de la violence faite aux femmes. Sur Increpare.com, on trouve aussi ici des jeux de course (One Lap Challenge, qui porte bien son nom : essayez donc de finir un tour…) ou d’arcade à l’ancienne (tel Fishing Game) revus et corrigés, ainsi que tout un tas d’expériences sur les genres, les récits, les possibilités d’affichage… Parfois, c’est une installation d’art. Parfois une blague (ou non ?). Parfois un niveau de Wario Ware (pour Hair Game, on en jurerait). Parfois, aussi, peut-être, un aveu.

MovingStories

« Vous vous exposez »

« En général, ce n’est pas très plaisant de travailler sur des jeux personnels », a confié Lavelle au site Kill Screen, soulignant la différence avec ces puzzle games où, parfois, « il arrive que tout aille comme sur des roulettes. » « Je suppose que ça a plus à voir avec une performance, poursuivait-il. Vous vous exposez. Vous ne vous contentez pas de faire quelque chose pour que les autres jouent avec. Je peux très bien imaginer que quelqu’un aborde ça de manière thérapeutique, que ça l’aide à se libérer de quelque chose. Mais, en général, ça me fait me sentir encore un peu plus mal. Cela prend quelque chose en vous. » Les jeux d’Increpare sont personnels, et d’une manière parfois presque excessive – une partie de leur intérêt est justement là. Dans une sens, avec ses jeux, Lavelle nous donne des nouvelles (de lui, de sa vie, de ce qu’il pense du monde…) Rien d’étonnant, donc, à ce que, sur son site, un dialogue s’instaure souvent avec les joueurs dans l’espace destiné aux commentaires. L’homme n’est d’ailleurs pas un pur solitaire et certains de ses jeux ont même été conçus en collaboration avec d’autres game designers, à commencer par Terry Cavanagh, l’homme derrière VVVVVV et Super Hexagon. Leur Moving Stories, déménagement interactif au récit étonnamment fluctuant (de la rupture amoureuse à l’histoire d’espionnage), est ainsi particulièrement étonnant. Ne pas imaginer que Stephen Lavelle se regarderait (seulement) le nombril : ses jeux sont les plus ouverts sur le monde qui soient, les plus partageurs, les plus généreux.

Vous venez d’entrer dans la boîte de nuit. La musique, les formes, les couleurs… Sous les multiples stimulations de vos sens, vous perdez vos repères. Vous errez dans le club, trouvez les toilettes, cherchez un coin tranquille. Vous êtes dans Slave of God, l’un des jeux des plus marquants de Stephen Lavelle. Une expérience très forte, un peu folle. Vous vous sentez à la fois assez mal et merveilleusement bien. Ça vous agresse, vous remue, vous assomme. Dans le bon sens du terme.

(Paru dans Games n°9, septembre 2015)

Erwan Higuinen

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