Los Angeles, avril 1992. Toute la ville attend avec angoisse le verdict du procès des policiers qui, un an plus tôt, ont passé à tabac un jeune homme noir du nom de Rodney King, ne se doutant pas qu’un vidéaste amateur immortalisait la scène. Dans cinq jours, le jury se prononcera, les policiers seront acquittés, les émeutes débuteront à partir du quartier de South Central. C’est pendant ces cinq jours que prend place Dark Blue, dont le scénario est tiré d’une histoire de James Ellroy. Les personnages principaux sont deux flics, un ancien qui n’ignore rien des combines du LAPD (Los Angeles Police Department) et un jeune appliqué qui se voudrait son élève. Sur le papier, leur assemblage est classique ; il a fait le succès de bien des buddy movies depuis les années 80. Mais Dark Blue, néo-série B politique, se place résolument sur un tout autre terrain. Un terrain mouvant, instable, en raison du contexte de l’histoire et du ton que Ron Shelton donne à son film : celui d’une fin de règne qui est aussi une prise de conscience progressive, alors qu’un compte à rebours inéluctable nous rapproche peu à peu de la catastrophe dont le spectateur sait qu’elle va se produire et dont le pressentiment semble se glisser jusque dans l’esprit de ses personnages.
Alors que cette ombre menaçante paraît grandir peu à peu, le film fait d’abord mine de raconter l’apprentissage du jeune flic, dont l’initiation par ses pères implique un mensonge (il prétend avoir tué un homme alors que c’est son coéquipier qui a tiré) et un meurtre (abattre un (peu probable) criminel de sang froid). Mais ce personnage dont les remords accéléreront les événements, est d’abord un miroir pour l’autre flic, une réplique de lui-même au temps de sa jeunesse (même allure, mêmes cheveux longs), alors qu’il n’avait peut-être pas encore tout à fait accepté de prendre sa place dans un système corrompu. S’il y a un apprentissage dans Dark Blue, c’est donc bien celui de l’aîné, maître changé en élève sans modèle, faux héros errant qu’incarne avec un masque de douleur comme desséché et une raideur à la fois émouvante et effrayante l’inégalable Kurt Russell. Ainsi se déplacent les enjeux classiques du genre, le film se déroulant simultanément à plusieurs niveaux. Il y a les rapports entre ces deux flics, les rivalités au sein de la hiérarchie du LAPD et la vie de la ville, mise en scène par Ron Shelton sans insister mais avec une terrible acuité comme une somme de communautés radicalement étrangères les unes aux autres.
De fait, l’idée de la communauté, de la société, de l’être-ensemble à quelque échelle que ce soit est ici centrale. Qu’il s’agisse du couple, policier ou marié (voir les scènes, d’une simplicité âpre bouleversante, entre Kurt Russell et sa femme), de la collectivité policière (d’abord perçue comme un bloc étanche mais bientôt découvert en voie de décomposition), des groupes nationaux et/ou culturels ou de la ville dans son ensemble. Ce qui, à chacun de ces niveaux, se révèle impossible à perpétuer, c’est l’idée du foyer. Lorsqu’une épicerie coréenne est braquée, les voleurs ne visent pas la caisse mais le coffre qui, justement, se trouve dans l’appartement. Kurt Russell voit sa femme à deux reprises : pour une non-discussion devant un film noir à la télé et lors d’un retour impromptu, pour la découvrir faisant ses cartons en vue de le quitter. Et lui de partir s’installer à l’hôtel. Il n’y a plus de chez-soi ni, du même coup, de refuge confortable. Cela vaut « physiquement » comme sur le plan moral : peu à peu s’en vont les certitudes du personnage de Russell. Lorsque débutent les émeutes, la poussière s’élève du sol et il semble lui-même pris dans ce brouillard qui monte de la rue au lieu de descendre du ciel. Alors viennent à l’esprit les souvenirs d’un autre film dans lequel il excellait : New York 1997 de John Carpenter. Il y a effectivement du Carpenter dans ces scènes soudaines de quasi guérilla urbaine. Mais l’application du formidable artisan de cinéma qu’est Ron Shelton à inscrire son récit dans un contexte on ne peut plus précis, a fortiori dans un passé récent, change la perspective de ces bouffées à peine esthète d’irréalisme vrai. Si l’on pense aussi aux images du 11 septembre 2001, l’ennemi n’est ici pas un autre invisible : il est américain, il est intérieur, et le personnage de Kurt Russell le reconnaît en lui-même.
C’est en cela aussi que Dark Blue est actuel, Ron Shelton forçant l’estime par sa manière, loin de tout manichéisme a priori, de marier l’individuel et le collectif pour mettre en scène un conflit moral avec pour règle principale que rien ne doit être pris à la légère : ni une action, ni une phrase, ni un cadrage, ni un regard. Dark Blue se présente comme un petit film modeste. Il est aussi une nouvelle preuve rassurante que ce n’est pas toujours dans les supposés grands films surannoncés que se déploie le meilleur cinéma.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°582, septembre 2003)
Dark Blue (2002) de Ron Shelton