Au premier plan d’Abouna, il y a un homme, dont le regard se tourne vers la caméra mais semble se perdre ailleurs, très loin. Puis vient le générique : il a disparu, laissant derrière lui sa femme et ses deux fils qui chercheront à le retrouver et croiront le reconnaître sur l’écran d’un cinéma. Lorsqu’ils l’appelleront alors, il se retournera, mais ce sont deux autres enfants, ceux du film projeté, que l’homme accueillera dans ses bras. Mahamat-Saleh Haroun a voulu « travailler sur le contre-champ » du plan inaugural, s’intéresser non aux raisons du départ du père mais « à la douleur de ceux qu’il abandonne ». Abouna est un film en trois temps. Il y a d’abord, au village, la quête incertaine des deux garçons. Puis, après le vol de la pellicule du film où ils ont voulu voir leur père, l’exil dans une sévère école coranique. Enfin viendra la tentative de se recréer une famille avec ceux qui restent, lors d’une troisième partie plus heurtée, délibérément moins limpide, où la respiration, dans ce film dont l’un des personnages est un enfant asthmatique, se fait plus saccadée.
Cinéaste tchadien installé en France depuis 20 ans, Mahamat-Saleh Haroun vise avant tout « un cinéma de la sincérité et de la justesse ». Il parle de « questions éthiques », de « respect total », de « quadriller l’espace sans être présent » tout en « laissant place à la vie qui est susceptible d’entrer à tout moment ». Ainsi, le cinéaste filme simplement, de manière extrêmement littérale des moments qui sont comme transformés par l’imaginaire des enfants et, pourtant, toujours accueillants – deux ou trois poules y font par exemple un passage remarquée derrière une beauté sourde et muette. Ancien journaliste (« J’y ai appris à écouter, à me positionner, à rester concis »), Haroun avait auparavant réalisé Bye Bye Africa (1999), mais Abouna est le premier film, « même si son budget est ridicule », qu’il a pu tourner comme il le voulait. Grâce à l’ami Abderrahmane Sissako, qui l’a produit et dont Haroun dit que leurs films se répondent (« A la limite, le père d’Abouna pourrait se trouver dans En attendant le bonheur » – présenté à Un certain regard). « Pour Bye Bye Africa, nous n’avions même pas de montage son. » Or le son tient justement un rôle primordial dans Abouna, comme contrepoint ou comme amplificateur de ce qui y est vécu, comme moyen de dessiner de nouveaux espaces dans ce film où la souffrance naît d’une séparation à laquelle on ne se fait pas.
Pour Mahamat-Saleh Haroun, « un film est presque quelque chose d’interactif, celui qui le regarde peut se l’approprier à partir de la somme des petits éléments qu’on lui donne ». Là réside sans doute le secret d’Abouna, de son équilibre subtil, de sa richesse discrète car si bien des trésors y affleurent, rien n’y est brutalement imposé. Avant de sortir en salles, ce très beau film devrait être prochainement diffusé sur Arte. On en parlera alors sans compter.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°569, dossier Cannes, juin 2002)
Abouna (2002) de Mahamat-Saleh Haroun