Une comédie, un polar, un mélodrame. Chacun des trois nouveaux films de Lucas Belvaux nous arrive paré d’une étiquette. Qui peut éventuellement se décoller ou s’effacer, se retourner ou se trouver momentanément recouverte par une autre (l’orthodoxie n’a pas sa place ici), mais c’est leur addition qui forme un objet cinématographique non identifié, l’inédite entité Un couple épatant cavale après la vie. Si trilogie il y a, ce n’est pas au sens le plus courant du terme : les trois films ne se suivent pas mais se superposent, relatant ce qui se passe dans une même ville (Grenoble) au même moment, ce qui arrive aux mêmes personnages mais avec de fréquents déplacements du regard. Les personnages principaux d’un film deviennent secondaires dans un autre, et inversement. Tout se passe comme si trois équipes de cinéma – car les styles des films diffèrent sensiblement – s’étaient décidées à filmer la même journée avec des priorités différentes, se croisant par moment pour se séparer lorsque l’une décide de ne pas quitter l’un des personnages alors qu’une autre choisit d’en suivre un second. Pour Lucas Belvaux, la réalisation d’Un couple épatant cavale après la vie fut une expérience sans précédent. C’est tout aussi vrai de celle qui s’offre aujourd’hui au spectateur.
Un couple épatant est théoriquement le premier des trois films. Que l’on peut cependant tout à fait voir dans un autre ordre, ce qui revient à peu près à entrer par une fenêtre ou à rôder dans le jardin plutôt qu’à passer par la porte de la trilogie. Mais Un couple épatant relève en partie du mode d’emploi (très) animé de l’ensemble. François Morel y joue un homme qui se croit atteint d’une grave maladie et qui décide de le cacher, en attendant d’en savoir plus sur son état, à sa femme qu’interprète Ornella Muti. Mais celle-ci réalise qu’il ne lui dit pas tout et le fait suivre pour découvrir la vérité. Ce dont l’homme se rend bientôt compte, devenant à son tour soupçonneux et agissant en compétence – c’est-à-dire de manière largement bouffonne. Deux machines à fictionner et, en réaction, à mettre en scène (de maladroites machinations) se mettent alors à tourner à plein régime, à partir du peu que chacun surprend des agissements de son conjoint. Tout naît du désir de connaître ce qui, de la vie de l’autre, se passe loin de nos yeux, juste après ce que l’on en a vu. C’est précisément le principe sur lequel repose la trilogie. Que l’on retrouve, sous une forme ou une autre, au cœur du récit de chacun des trois autres films. Dans Cavale, Lucas Belvaux, en activiste de gauche anachronique tout juste évadé de prison, est celui que la police poursuit et qui cherche à disparaître, à passer inaperçu tout en rendant ses actes (une bombe explose, un homme est abattu) on ne peut plus visibles. Dans Après la vie, c’est la toxicomanie d’une enseignante (Dominique Blanc, étonnante) mariée à un flic (Gilbert Melki, au moins autant) qui est dissimulée à tous sauf à ce dernier, comme si elle menait deux existences parallèles que nul ne peut connaître à la fois.
Ce « à la fois » ne correspond cependant pas non plus à la manière dont on suit la trilogie. Plutôt que d’offrir un regard omniscient au spectateur, Lucas Belvaux avance de manière sérieuse et linéaire dans chaque film tout en procédant, pour l’ensemble, un peu à la manière d’un peintre qui reviendrait appliquer une deuxième couche, puis une troisième après la première, mais qui serait en même temps un portraitiste attaché à livrer la représentation aussi complète que possible de la vie d’une ville. En changeant de centre, un film montre alors ce qui, dans un autre, se passait entre deux séquences où apparaissaient des personnages alors secondaires, ou présente à nouveau la même séquence, mais d’un autre point de vue. La trilogie donne ainsi la possibilité troublante de se trouver successivement à la place de celui qui va pénétrer dans une maison et de ceux qui l’attendent à l’intérieur, à la place de celui qui sait et d’un autre qui ne comprend pas, à la place de celui qui va agir et de celui qui va subir cette action.
Plus que des expériences cinématographiques sur le mode « ou bien / ou bien » (Smoking / No Smoking de Resnais, Le Hasard de Kieslowski…) ou des présentations successives des activités simultanées de plusieurs personnages avant leur réunion (L’Ultime Razzia de Kubrick…), l’approche de Belvaux rejoint deux pratiques courantes dans le monde des séries télévisées : le spin-off, qui consiste à bâtir une nouvelle fiction autour d’un personnage d’une première œuvre, et le crossover, qui est la rencontre, sur le terrain de l’une ou de l’autre (et souvent des deux à la suite) des héros de deux séries différentes. On retrouve ces logiques d’un volet de la trilogie à l’autre mais aussi au sein d’un même film. L’effet en est étrange, à la fois euphorisant sur le moment et, au fond, assez triste. Nul n’est jamais abandonné ou condamné à demeurer éternellement un personnage secondaire de la vie des autres (cela vaut même pour le médecin dragueur ou le patron de la pègre locale, qui n’ont pas leur film mais au moins leurs séquences). Mais c’est aussi parce que chaque personnage suit son propre scénario de vie, qui ne peut que croiser brièvement – et avec quels malentendus ! – celui de ses compagnons de film. La question centrale étant celle du couple, on ne s’étonnera alors pas de la noirceur latente, qui ira jusqu’à envahir le très beau Après la vie. La question n’est déjà plus celle de l’incommunicabilité, mais de la coexistence d’individus aux modes de fonctionnement radicalement distincts.
A cette manière de condamnation à la séparation, Belvaux offre une échappatoire d’un autre ordre, à un autre niveau : celui du temps. S’il n’y a pas d’avant (le passé est loin, y compris pour le révolutionnaire don-quichottesque, qui vient de passer quinze années en prison) ni d’après, la trilogie se développe sur la durée strictement bornée que se partagent les trois films. Lorsqu’une scène revient de l’un à l’autre, elle semble n’être ni tout à fait la même ni vraiment autre. Affaire de point de vue, de tonalité, de mise en scène, d’instant choisi pour la faire commencer ou s’achever. On la reconnaît, mais pas toujours sans hésiter. Pas davantage que dans le même fleuve, on ne se baigne ici jamais deux fois dans la même séquence. Tout se passe non comme si l’on revoyait la scène fixée une fois pour toutes, mais comme si les personnages vivaient ce moment à nouveau. Ainsi fonctionne la trilogie, à mi-chemin du palimpseste et de la surimpression. Du coup, les récits entremêlés se trouvent comme libérés de leur progression que l’on croyait irrémédiable, et les personnages, de la machinerie du monde, des engrenages de la société, et de la mort. Par des moyens détournés, le temps est toujours retrouvé.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°575, janvier 2003)
Un couple épatant, Cavale et Après la vie (2002) de Lucas Belvaux