En 1971, la Nikkatsu est au plus mal. Pour se sauver de la ruine, le vieux studio japonais se lance dans le « roman porno », produisant une longue série de films érotiques soft qui ne s’interrompt qu’en 1988. Ceux-ci permettent l’émergence d’au moins un grand cinéaste : Tatsumi Kumashiro. De lui, on a pu découvrir en avril 21 ouvreuses en scène et Le Rideau de Fusuma. Avec l’été nous arrivent trois autres de ses films à l’avant-garde de toutes les questions sur la représentation du sexe, les désirs contradictoires, la jouissance ponctuelle, la frustration persistante.
Sayuri strip-teaseuse (1972) s’appuie sur la rivalité entre deux femmes, deux strip-teaseuses. Sayuri Ichijo – qui joue son propre rôle – est la star du genre. La jeune Haruki l’envie, voudrait prendre sa place. Alors elle s’entraîne, tente de reproduire le numéro avec cire brûlante qui a fait la gloire de son aînée. Lors des représentations, elles captent les regards, prennent le pouvoir sur les mâles aux yeux écarquillés. A l’un de ses deux amants, Haruki affirme que lui ou l’autre, c’est du pareil au même ; au second, elle jure n’avoir pensé qu’à lui, même avec l’autre. Les fans de Sayuri, qui fait ses adieux à la scène, n’ont qu’une interrogation : quand elle semblait prendre du plaisir ; est-ce que c’était pour de vrai ? Elle flatte leur désir d’y croire : oui, à chaque fois. Les hommes ignorent que ce qui est vrai importe moins que ce qui est dit ou montré. Les femmes, elles, ont compris que tout était spectacle. Par-delà vrai et faux, Kumashiro fait sien un rapport au monde assez proche de celui de la comédie musicale – cf Minnelli. Plus précisément, il s’agit de dépasser les limites de la scène en étirant le temps et en reliant un show très maîtrisé (le dernier de Sayuri) et une balade sexuelle dans la ville (pour Haruki et son amant boiteux). Kumashiro ne filme pas différemment les scènes où les femmes se donnent, et celles où elles ne se donnent qu’à voir. C’est qu’il n’y a pas ici de différence de nature entre l’espace public et l’espace privé. Arrêtée par la police, Haruki se déshabille en pleine rue, évoluant d’un type de performance à l’autre, du sport (voir l’entraînement préalable) à l’art. Sortir des limites du club, opter pour l’improvisation farouche, déployer les enjeux sexuels à travers le monde. Sayuri est un grand film politique.
Les Amants mouillés (1973) est à l’image de son personnage principal : longtemps indéchiffrable. Katsu, revenu dans sa ville après une mystérieuse absence, nie être lui-même lorsqu’on le reconnaît. Parce qu’il refuse la prééminence du discours, il devient un objet de désir en plus d’un sujet désirant. A trois reprises, en plein accouplement, des corps passifs s’introduisent dans le champ pour s’y figer, muets ou commentant les ébats. Une question : « Qu’est-ce qui est pire, regarder ou montrer ? » L’importance ne réside pas dans l’éventuel jugement moral, mais dans le rapport entre les deux actions. Et dans son dépassement, car c’est ici le passage à l’acte qui pose problème. Apparitions de vitres-écrans (dont celle d’un bus qui protège une femme-cible d’un bombardement d’oranges), témoin devenant violeur : c’est toujours la même histoire contradictoire, inaboutie. Une scène est emblématique du cinéma de Kumashiro : une partie de saute-mouton entre deux hommes et une femme qui retire peu à peu ses vêtements. C’est une métaphore et un jeu qui vaut en soi, une fulgurante qui, simultanément, résume le film et le transporte ailleurs. Par son mutisme et son imprévisibilité, Katsu fait figure de corps asocial qui doit entrer dans la danse, trouver sa place. Le film s’appelle Les Amants mouillés. L’erreur serait de penser qu’ils ne sont que deux, et que leur union va de soi. Le sexe, chez Kumashiro, n’est jamais une simple affaire de couple mais une question sociale majeure.
La Femme aux cheveux rouges (1979) commence par un viol (à deux, sur une vierge) et raconte la naissance d’un lien amoureux qui se manifeste par l’apparition d’une jalousie de type rétroactif. « Cette position, pourquoi tu l’aimes tellement ? C’est si dur d’oublier le mec qui te l’a apprise ? » s’emporte un homme en pleine action sur une femme (aux cheveux rouges) recueillie sur le bord d’une route. Compétente et disponible, elle est l’anti-vierge, ce qu’il adore et déteste à la fois. De là naît une rage revancharde, qui n’engendre pas l’impuissance mais le conduit à la limite du viol. Il s’agit de se venger de la femme, de ce que son désir (car ses pratiques) préexiste à la rencontre avec lui, de la crainte d’une autonomie du désir et d’une indifférence redoutée à celui qui le comble – même lui, bien que réticent, se laisse soulager par une prostituée à la sagesse compréhensive. Le film étonne par cette incertitude, ce mal-être étrange, qui engendre aussi les oscillations constantes de la rousse entre le plaisir et la douleur, le rire et les larmes. Pas d’apaisement dans le sexe, mais une fièvre, un parcours vers l’explosion rancunière des sens et du sens. L’appétit ne s’évanouit jamais, mais, quand on fait l’amour, c’est toujours en présence du monde entier. Dans ce film âpre où les besoins sont immédiatement satisfaits, Kumashiro renverse la perspective et révèle le fantasme ultime : vivre en couple.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°548, juillet-août 2000)
Sayuri strip-teaseuse (1972), Les Amants mouillés (1973) et La Femme aux cheveux rouges (1979) de Tatsumi Kumashiro