Pendant plusieurs années, Toshihiro Nagoshi a tenu une chronique mensuelle dans le magazine britannique Edge. Le futur père de la saga Yakuza y évoquait son travail, ses ambitions, sa vision de l’industrie japonaise du jeu vidéo. Et s’y épanchait volontiers sur l’une de ses grandes passions : l’alcool. Ce qui ne surprendra sans doute pas quiconque a un jour croisé sur sa route la série Super Monkey Ball. Si nul ne sait précisément dans quelles conditions cette dernière est née, une chose est sûre : pour avoir cette idée-là, il ne fallait pas être tout à fait dans son état normal.
En l’an 2000, le studio Amusement Vision succède officiellement à la division AM4 de Sega. Après avoir fait ses débuts sous la houlette de Yu Suzuki et participé à la création de Virtua Fighter, Daytona USA ou Virtua Striker, Nagoshi prend la tête de la nouvelle structure. L’un de ses premiers projets est un jeu d’arcade qui reprend un concept vieux comme le monde (ou presque). Qui n’a pas eu un jour entre les mains l’un de ces jeux d’adresse en bois dans lesquels il faut, grâce à des poignées, faire pencher un plateau dans une direction ou une autre afin de conduire une petite bille jusqu’à la sortie d’un labyrinthe ? Depuis Marble Madness (1984), le principe a été souvent repris par le jeu vidéo, mais Nagoshi et ses complices vont apporter quelque chose en plus à ce genre traditionnellement épuré : une énergie, un univers, un style. Adieu, mondes cliniques et géométriques. Place à la joyeuse hystérie d’une bande de singes kawaii.
Comment ces mammifères rieurs se sont ils retrouvés enfermés dans des boules rappelant ces capsules contenant des petits jouets que l’on trouve en masse dans les distributeurs automatiques japonais ? Et, d’ailleurs, des hamsters, qui ont quand même plus d’expérience dans l’usage de ce type de véhicule, n’y seraient-ils pas davantage à leur place ? Eh bien non car, justement, dans Monkey Ball, ce n’est pas la bête qui fait avancer la boule. C’est vous, en inclinant le monde. Et si, à l’occasion, vous deviez malencontreusement frôler le vide après une brusque accélération pas tout à fait contrôlée, le pauvre petit animal, qui n’y est pour rien, ne manquerait pas de vous faire savoir par de vifs piaillements que, là, vraiment, au secours, ça devient n’importe quoi.
Le Cube se met en boule
Un simple coup d’œil à la borne d’arcade Monkey Ball (2001) le prouve : nous sommes au pays des singes. Le joystick, qui est tout ce dont le joueur a besoin pour faire bouger ses simiesques aventuriers, prend l’apparence d’une banane bien jaune. Trois singes s’offrent à lui pour parcourir les niveaux : le sémillant AiAi, la souriante MeeMee et le bien nommé Baby. Le bougon GonGon les rejoindra quelques mois plus tard dans la version console, qui était à l’origine destinée à la Dreamcast. Mais, Sega ayant décidé de se retirer du marché des consoles, Super Monkey Ball (2001) prend finalement la direction de la GameCube dont il est l’un des trois titres de lancement au Japon, le 14 septembre 2001.
En passant des salles d’arcade au salon, Monkey Ball devient donc Super, mais l’apparition du massif GonGon, malgré tout le respect qu’on lui doit, n’est pas l’unique raison de cette montée en grade. Sur GameCube, le jeu nous offre une bien belle sélection de niveaux à s’arracher les cheveux en hurlant lorsque, pour la quinzième fois d’affilée, on tombe dans un trou juste avant la fin de ce maudit niveau qui n’est même pas l’un des derniers du mode de jeu « confirmé » qui en compte trente – il y en a aussi dix en « débutant » et cinquante en « expert ». Mais, ce qui rend ce Monkey Ball console vraiment Super, c’est l’introduction de six mini-jeux absents de la version arcade et qui feront énormément pour sa popularité. Il y du bowling, du billard, du golf miniature, de la course façon Mario Kart, de la baston idéalement primaire et celui qui ne tardera pas à devenir l’une des stars de la série : Monkey Target où, après un vol plané, il faut faire atterrir notre singe sur une cible afin d’empocher un maximum de points.
C’est le double effet Super Monkey Ball : le jeu d’arcade au level design perfide s’impose aussi, mine de rien, comme le party game incontournable des débuts de la GameCube. Ce qui permet aussi, en solo, de se changer les idées entre deux tentatives éprouvantes de venir à bout du jeu principal. Car, si ses petits singes et ses couleurs vives peuvent laisser croire à une expérience gentillette, Super Monkey Ball est tout sauf un jeu d’enfant avec ses passages étroits, ses plateformes mobiles, ses folles dénivellations. D’autant qu’avec son point de vue au plus près de la boule sous laquelle le joueur rend lui-même le sol instable, les pertes de repère sont fréquentes, presque jusqu’au vertige. En théorie, alors que le temps est compté, le but est d’atteindre l’arrivée aussi prestement que possible sans oublier de ramasser les bananes (sponsorisées par la vraie multinationale fruitière Dole) qui parsèment le niveau. Mais, une fois les niveaux les plus simples passés, chaque geste devient un pari et chaque instant une lutte contre notre propre peur de perdre le contrôle. Va-t-on oser foncer ou choisira-t-on la prudence ? Tenter le tout pour le tout – le jeu récompense la prise de risque – ou se contenter d’arriver à bon port, même si le chrono tend vers zéro et si l’on abandonne des bananes en chemin ? Tout le monde ne se laisse pas gagner par la panique et Super Monkey Ball est le paradis des perfectionnistes à sang froid. Sur Internet, certaines vidéos ahurissantes de virtuosité sont là pour en témoigner.
Super Donkey Ball
Les rois du pad n’ont pas à attendre longtemps pour se voir offrir de nouveaux défis. Amusement Vision remet le couvert et, un an plus, tard, Super Monkey Ball 2 (2002) rejoint son aîné sur GameCube. C’est une suite sage, qui ne bouleverse pas le moins du monde les équilibres du premier volet. La principale nouveauté concerne la structure du jeu. Là où Super Monkey Ball assumait pleinement son ascendance arcade, cet épisode 2 adopte un habillage plus classiquement console, avec une histoire, des cinématiques et une répartition des niveaux entre plusieurs mondes à thèmes (la jungle, le volcan, l’océan…). Toute ressemblance entre son intrigue – quelqu’un a sournoisement dérobé les bananes de nos amis singes qui vivaient tranquillement sur leur île – et celle d’une série de jeux mettant en scène une autre bande de primate dont le plus fameux a pour prénom Donkey ne serait pas forcément fortuite. Mais les choses se compliquent encore et l’on ne tarde pas à apprendre que le méchant de service, un certain Dr Bad-Boon dans la grande tradition robotnickienne des savants fous du jeu vidéo, est tombé sous le charme discret de la petite MeeMee et voyage dans le temps. Côté gameplay non plus, Super Monkey Ball 2 n’est pas de tout repos car, d’interrupteurs à déclencher en murs invisibles, les niveaux atteignent des sommets de perversité. Côté mini-jeux, aux six premiers qui font leur retour dans des versions améliorées (avec par exemple, pour le billard, plusieurs règles possible), six autres, à débloquer, viennent s’ajouter. Au programme : foot, baseball, tennis, tir, combat aérien et course de bateaux.
Après ce double coup d’éclat, la série laisse un peu de côté les consoles de salon. Le temps est aux portages et adaptations. La N-Gage, l’éphémère console-téléphone de Nokia a droit à la sienne en 2003, un an après l’arrivée sur GameBoy Advance d’un Super Monkey Ball Jr qui mérite le détour. Soixante niveaux, un mode duel et trois mini-jeux (combat, bowling, golf) ont trouvé leur place sur la cartouche et, si le d-pad se prête moyennement aux mouvements ultra-précis, le jeu compense cette limite en se montrant plus indulgent que son modèle. La première vie de la saga prend fin en 2005 avec la sortie sur PS2 et Xbox de Super Monkey Ball Deluxe qui reprend le contenu des deux épisodes GameCube assorti de quelques bonus pour un total affolant de plus de 300 niveaux.
Sortie de route
Super Monkey Ball entre ensuite dans une nouvelle phase de son histoire. Le temps est aux expérimentations plus ou moins abouties et à la prise en compte d’à peu près toutes les interfaces de jeu disponibles – sauf Kinect avec des boules à taille humaine dans lesquelles les joueurs prendraient place, mais cette impasse n’est pas nécessairement une mauvaise idée. Sur DS, Super Monkey Ball : Touch and Roll (2005) tente le gameplay tactile. Assez joli avec ses sprites évoluant dans un monde en 3D, le jeu vaut mieux que sa réputation. Si la maniabilité n’égale pas celle d’un stick analogique, les virages en épingle à cheveux sont tout à fait possible et ses six mini-jeux font honneur à la série. Deux nouveautés font leur apparition : un FPS limité mais bien conçu et un hockey sur table dans lequel le joueur dessine lui-même sa raquette qui rétrécit au contact du palet.
Lancé l’année suivante sur PS2, GameCube et Xbox, Super Monkey Ball Adventure est moins convaincant. Conçu par les Britanniques de Traveller’s Tales qui prennent à la même époque le monde d’assaut avec leurs premiers jeux Lego, ce spin-off tente l’action-plateforme en milieu semi-ouvert sans rompre avec la jouabilité de la saga, faisant un (énorme) pas de plus dans la direction du jeu console que lorgnait déjà Super Monkey Ball 2. Même si l’on choisit de faire abstraction du fait qu’étrangement, alors que le joueur est censé faire bouche l’ensemble du monde en inclinant son stick, seul son personnage en subit les effets, Super Monkey Ball Adventure fait figure d’accident conceptuel. Si, dans son introduction façon livre d’images qui rappelle Yoshi’s Story, le jeu nous donne pour mission d’« apporter la joie » sur l’île des singes, ladite joie n’est pas franchement communicative. La maniabilité de la série se révèle en contradiction totale avec la logique d’exploration amusée sur laquelle repose le genre. Il faudra être un monkey-balleur d’élite pour ne pas hurler de frustration. Reste une série de parcours traditionnels et des mini-jeux pour sauver l’honneur.
Ça balance
Après cette piteuse tentative de diversification, l’arrivée de la Wii donne un second souffle ludique à Super Monkey Ball. Jeu de lancement de la console, Banana Blitz (2006) adopte la télécommande Wii dont l’inclinaison se répercute sur notre terrain de jeu. En plus de nous présenter deux nouveaux singes (YanYan et Doctor) et d’offrir des capacités spécifiques à chaque personnage, le jeu ose les combats de boss et le saut (en pressant un bouton ou d’un mouvement de Wiimote). Une hérésie ? Même pas : entre le classicisme des premiers épisodes et les bouleversements d’Adventure, Banana Blitz trouve un séduisant juste milieu. Son évolution graphique est plus discutable : aux couleurs chaudes succèdent des teintes plus vives, alternativement pastel et criardes. Il faudra s’y faire : les volets suivants poursuivront dans cette voie. Quant aux mini-jeux, ils sont pas moins de cinquante : fléchettes, 1-2-3 soleil, shoot’em up, pêche, snowboard, squash… N’en jetez plus ! Ou peut-être, réflexion faite, qu’il aurait justement mieux valu en jeter quelques uns tant le résultat est inégal. Au joueur de faire le tri dans ce Monkey Ball mâtiné de Lapins Crétins.
Step & Roll (2010) se révèle mieux fini et fait paradoxalement figure de retour aux sources : plus de sauts, ni de boss, et des mini-jeux au nombre plus raisonnable de vingt-et-un. Paradoxalement car, pour les possesseurs de Wii Balance Board, c’est un jeu qui se pratique avec les pieds, en se penchant en arrière, en avant, sur le côté. Difficile d’imaginer plus grand bouleversement. Et pourtant, après un temps d’adaptation plus ou moins long (voire vraiment très long), Step & Roll retrouve l’esprit des premiers Super Monkey Ball, leur facilité d’accès, leur exigence, leur nature gratifiante. Le jeu à la Wiimote reste possible mais décevra les amateurs de défis corsés : pour éviter de rendre fou les adeptes du trémoussements sur pèse-personne, la difficulté a été revue à la baisse. Quant aux mini-jeux, ils mêlent relectures d’épreuves classiques et charmantes nouveautés comme le flipper ou la balançoire (accroché à la lune, on décroche les étoiles – vraiment trop chou).
Dans leur plan machiavélique de conquête du monde, les singes ne négligent pas non plus les appareils mobiles. Après un premier jeu un peu brouillon lancé avec l’AppStore, le très supérieur Super Monkey Ball 2 (2009) fait un usage subtil de la détection de mouvements du duo iPhone-iPad et gagne encore de chouettes niveaux à l’ambiance asiatique dans son Edition Sakura (2011). Quant à la 3DS, elle s’est vue dotées l’an dernier d’un Super Monkey Ball 3D double face. Côté pile, on penche sa console comme un iPhone après avoir désactivé le relief vu que, sinon, c’est tout flou-tout laid. Côté face, on remet la 3D et, le pouce bien calé sur le stick, on parcourt ses 70 niveaux comme au premier jour avec en plus, pour les yeux, un délicieux effet coffre à jouets. Mais, bizarrement, l’écran d’accueil nous présente avec insistance deux autres modes de jeu : un sous-Mario Kart et un clone raté de Super Smash Bros. Super Monkey Ball nous ferait-il une nouvelle crise d’identité ?
Ce n’est pas du tout impossible au vu du dernier volet en date de la série destiné à la PS Vita. Après toutes ces variations plus ou moins heureuses, Super Monkey Ball : Banana Splitz (2012) semble guidé par une seule volonté : celle de revenir aux sources. Adieu, justifications scénaristiques et bouton de saut : nous revoilà face à une succession de parcours qui font directement écho, onze ans après, à ceux du tout premier Super Monkey Ball. Et même s’il exploite les fonctions de détection de mouvements de la Vita, Banana Splitz semble plutôt, par son degré de difficulté et la structure même de ses niveaux, conçu pour se jouer au stick là où l’épisode 3DS donne le sentiment inverse. Seule petite audace : l’apparition d’un mode « Création » qui, contrairement à ce que son nom pourrait laisser espérer aux apprentis designers rêvant de voir Super Monkey Ball se littlebigplanetiser, se contente d’« interpréter » les photos prises avec la console pour les transformer en niveaux. Côté mini-jeux, le recentrage est aussi au programme avec une sélection de huit épreuves mêlant classiques (Target, Bowling…) et gentilles nouveautés dont un subtil Labyrinthe de l’amour qui nous fait diriger simultanément deux boules en vue aérienne. Avec Banana Splitz, Super Monkey Ball semble avoir bouclé la boucle. Avant de mieux repartir en trombe en criant comme un fou ? L’avenir seul dira de quoi les singes équilibristes sont encore capables.
(Paru dans IG, hors-série Sega, mars-avril 2013)