Os Mutantes

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Ils sont trois, deux garçons d’un côté, une fille de l’autre, âgés d’une petite quinzaine d’années. Ils n’ont pas de maison, leurs familles sont loin, ils vivent dans des foyers, qui ne sont pas des lieux où ils peuvent s’installer, mais juste des endroits où faire une pause entre deux fugues, le point de départ des lignes de fuite que tracent avec persévérance ces trois adolescents sans attache. Ils s’appellent Pedro et Ricardo, elle s’appelle Andreia. Teresa Villaverde pénètre dans leur univers comme par effraction, s’approche d’eux et s’arrête pour les filmer longuement. Mais elle est pourtant maintenue à distance, les observant de l’extérieur : si les plans durent, comme si elle cherchait à découvrir un secret, à traquer une vérité cachée, elle ne peut percer la carapace. Dans ce monde en marge où les adultes – des parents entrevus, le personnel des foyers, d’étranges Allemands qui tournent un film vaguement pédophile – ne font que passer, les adolescents avancent le visage fermé, comme s’ils plongeaient en eux-mêmes, butés, ravalant leur solitude et leurs frustrations, emmagasinant de l’énergie pour redémarrer, transformer cette violence contenue en un mouvement dont ils rêvent qu’il les emmènera très loin.

Toujours, les deux garçons partent ensemble, font le mur et courent pour s’éloigner du foyer. La pesanteur de ces corps sans enracinement, qui n’appartiennent à aucun lieu, semble alors oubliée. Ils sont les «mutants» du titre, une humanité transitoire. Ils sont aussi un peu des morts-vivants qui hantent la ville : l’arrêt, c’est la mort, et seule la fuite leur permet de se sentir en vie. Ils courent pour voir le monde, pour retrouver le petit peuple de nomades que forment les adolescents sans foyer, qui se sont adaptés à la vie urbaine, vivent de petites fêtes et de petites combines, inventent leurs propres règles et leurs propres rituels en temps réel, un nouveau rapport au monde, jusqu’au prochain éparpillement. Car le danger menace. Si, la nuit, les lumières des manèges d’une fête foraine donnent à la ville une allure féerique, au petit matin, lorsque les deux garçons s’éveillent après avoir dormi sur une bâche posée à même le sol, les lumières se sont éteintes et c’est une machinerie aux airs menaçants qui redémarre au-dessus de leurs têtes – et il faut partir, à nouveau, très vite. La jeune fille, elle, avance seule. Enceinte, elle cherche un garçon, dont on apprendra plus tard qu’il est le père de l’enfant à naître. Elle ne le trouvera jamais, mais sa quête diffère de celle des garçon. La leur, imprécise mais décidée, tient encore du jeu, du moment à saisir pour le détacher de l’ordinaire. Celle d’Andreia, en dépit des apparences, est déjà plus adulte, plus dirigée vers l’avenir : elle cherche quelqu’un pour l’aider à avoir son enfant – le futur père, sa mère qui la rejette alors que, laissant échapper un rare sourire, elle lui montre les photos de l’échographie –, un lien à recréer, un désir de se fixer.

Os-mutantes

Par l’opacité première de ses personnages et le milieu dans lequel s’inscrit leur parcours, Os Mutantes rappelle un autre film portugais récent, Ossos de Pedro Costa. Mais, malgré les nombreuses similitudes qui existent entre ces deux beaux films, leurs mises en scène témoignent d’approches radicalement différentes. Ossos était, peut-être délibérément, d’un accès difficile, demandant un travail d’approche au spectateur, dont la présence n’était à la limite pas indispensable : qu’il soit là ou non, les plans s’enchaînaient, très rigoureusement composés, un éternel recommencement, mais à chaque fois plus pesant ; le spectateur pouvait aller vers le film, s’absenter, revenir, sans que cela ne porte à conséquence. A l’inverse, Os Mutantes est un film qui, en raison de sa retenue et de la durée de ses plans, nous regarde. Littéralement, le temps de deux regards caméra, mais surtout dans ces moments où la violence à l’œuvre dans le champ contraste avec un filmage et un cadrage très posés, très maîtrisés. C’est le cas lors des deux agressions dont est victime Ricardo. Alors que Pedro traîne en compagnie des Allemands et qu’il est entré dans la maison devant laquelle se déroule un tournage, l’un d’eux arrive derrière lui et lui cogne brutalement la tête contre un lavabo.

Plus tard, à la toute fin du film, après s’être fait surprendre au cours d’un petit cambriolage, trois hommes jettent Ricardo à terre et le frappent sans fin, lui fracassant le crâne contre le sol. C’est encore plus vrai de la séquence de l’accouchement d’Andreia, seule dans les toilettes d’une station-service. Teresa Villaverde filme son visage en gros plan, transpirant et grimaçant. Andreia voulait disparaître et tentait de cacher qu’elle était enceinte. A présent, elle a atteint le bout de sa route, son corps s’ouvre, se déchire, son visage se défait, elle semble au bord de l’asphyxie. La séquence s’éternise, passe par cette phase où le spectateur se trouve lui aussi à bout de souffle, et dure encore pour devenir autre chose, comme si elle ne devait jamais s’arrêter. Le malaise s’installe et le spectateur partage quelque chose de l’épreuve que subit la jeune fille, obligé de la regarder, jusqu’à avoir l’impression que sa souffrance est tout ce qui existe dans le monde à ce moment – c’est la règle du film et son âpre générosité. Sur le sol, Andreia essaie d’effacer le sang, tentative maladroite de ne laisser aucune trace alors que, lorsqu’elle sortira, tremblante, elle y abandonnera plus que cela : son bébé, comme une partie d’elle-même dont elle s’est violemment séparée.

Entre-temps, elle a aussi perdu son air revêche. Sur les visages s’écrit finalement, souvent pour le pire, la vie, et c’est ce que Teresa Villaverde s’applique à saisir avant tout. Des cernes, des yeux rouges, un teint vitreux, ou les blessures de Ricardo. Dans une jolie scène discrètement enjouée, quatre ou cinq garçons, avant d’aller acheter quelques bières qu’ils boiront sur leur campement de fortune, s’étaient couvert la figure de pansements. Pour faire comme Ricardo, mais aussi pour aller jusqu’au bout de leur désir de fuite, de disparition : ne plus avoir de visage, ne plus être reconnaissable, pousser à l’extrême la logique qui veut que, socialement, ils ne soient personne. Mais ce désir se retourne contre eux : à la mort de Ricardo, Pedro se retrouve seul à hurler le nom de son ami disparu sans laisser de trace. Ou peut-être en a-t-il laissé une, justement, sur ce mur couvert de graffitis que, plus tôt, un lent travelling nous faisait découvrir. Sur ce mur, nombreux sont les adolescents qui ont gravé leur nom en lignes irrégulières. Alors que la caméra passe sur les lettre maladroites, les éraflures, la peinture décollée, de jeunes voix disent les noms en fond sonore. Si l’on se cogne violemment aux visages des mutants comme à un mur, cet autre mur, parfaite métaphore du film, chante la mémoire de leur passage.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°534, avril 1999)

Os Mutantes (1998) de Teresa Villaverde

Erwan Higuinen

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