« Comme le disait Brecht : l’homme n’est pas bon! L’homme est mauvais », écrit Fritz Lang le 12 juillet 1969 à son amie Lotte Eisner (Fritz Lang par Lotte Eisner, Flammarion), pour expliquer pourquoi il réalisa quatorze ans plus tôt L’Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt en VO). En 1955, Fritz Lang, installé à Hollywood depuis vingt ans, a 65 ans. Il achève de tourner La Cinquième Victime. Et tous les scénarios qu’il reçoit lui tombent des mains. Jusqu’à L’Invraisemblable Vérité, l’histoire d’une machination. Austin Spencer, directeur d’un journal et farouche opposant à la peine de mort, a une grande idée : se saisir du premier meurtre relevé dans la presse et construire patiemment les preuves de la culpabilité d’un homme parfaitement étranger à l’affaire, en l’occurrence son futur gendre, l’écrivain Tom Garret (joué par l’indéchiffrable Dana Andrews). Une fois Garret condamné, Spencer interviendra, dévoilera la supercherie et démontrera à l’Amérique l’horreur de la peine capitale. Sauf que rien ne se passera comme prévu. Lang voit là l’occasion d’aborder des thèmes qui l’obsèdent depuis toujours, l’innocence, la culpabilité, la responsabilité. De dénoncer aussi la peine de mort.
Le film s’ouvre sur une exécution, façon de montrer « l’indifférence et l’illogisme d’un processus qui contraint un autre homme en faisant passer le courant mortel à commettre l’acte même pour lequel le condamné l’a été : c’est-à-dire tuer un homme ! » Prenant conscience, en plein tournage, de ce que sera la scène, le producteur réagit violemment : « Tu n’es plus à l’UFA (ndlr : le grand studio allemand de l’entre-deux-guerres). Ici, en Amérique, nous n’aimons pas ces scènes sadiques. » Finalement, une bonne partie de la scène sera conservée grâce à la complicité du monteur Gene Fowler, vieil ami de Lang.
Dans sa lettre de 1969, le cinéaste s’en prend à « l’égoïsme personnel du bon bourgeois rassasié, son indifférence à la souffrance des autres, l’absence de compréhension, l’insensibilité froide, tant qu’on n’est pas soi-même en cause ». Les bons bourgeois, c’était, en 1931, la foule qui traquait Peter Lorre dans M. le Maudit, serial killer paumé, atroce et touchant. Dans L’Invraisemblable Vérité, ce sont ceux qui refusent de comprendre, et qui trahissent.
Pessimiste, le film n’en est pas moins ludique. « L’humour de Lang, unique dans le cinéma, consiste à fournir au spectateur toute l’information dont il a besoin pour tout comprendre. Mais de la fournir dans le désordre, si bien qu’il ne peut rien en faire. La vérité est invraisemblable parce que les personnages n’arrêtent pas de la dire sans le savoir (ou sans que l’autre soit en mesure de le savoir)… Imaginez des mots croisés où la définition et le mot à trouver sont les mêmes. Quelle colère (ou quel éclat de rire) quand vous découvrez le truc ! » écrivait Serge Daney en juillet 1981 (Ciné Journal, éditions des Cahiers du Cinéma).
Tendance cinéphilie hard, on peut aussi voir dans L’Invraisemblable Vérité une métaphore du cinéma, l’histoire d’une fiction dans le film, d’une mise en scène qui fonctionne si bien qu’elle finit, malgré son metteur en scène (Spencer), par se substituer à la réalité ou, au-delà des apparences, par révéler la vérité. L’Invraisemblable Vérité fut le dernier film américain de Lang. Suivront trois films allemands. Puis, en 1963, le plus grand metteur en scène de l’histoire du cinéma jouera son propre rôle (ou presque) dans Le Mépris de Godard. Pour une sorte de passage de témoin.
(Paru dans Libération du 13 août 1996)
L’Invraisemblable Vérité (Beyond a Reasonable Doubt, 1955) de Fritz Lang