Au fond, l’histoire des Parapluies de Cherbourg est banale : Guy et Geneviève s’aiment; Guy doit partir faire son service militaire en Algérie (nous sommes en 1957) ; Geneviève est enceinte de lui, mais finit par en épouser un autre (le Roland Cassard de Lola devenu un riche bijoutier); à son retour, Guy constate qu’elle ne l’a pas attendu et se résout à en épouser une autre. De ce classique canevas de mélo, Jacques Demy tire un film simplement merveilleux en appliquant une idée folle: celle du cinéma « enchanté », c’est-à-dire du film chanté de bout en bout, finalement plus mélo-péra que comédie musicale.
En fait, le choix de dialogues chantés se prête idéalement au genre mélodramatique, permettant l’expression de « grands sentiments » sans emphase, tout en délicatesse. Mais le chant crée aussi un étrange effet de décalage qui donne une résonance inattendue à des phrases banales (qu’a apporté le facteur ? « Rien que des factures et aussi quelques prospectus ») ou au contraire graves (« J’ai peur de la voir sombrer dans la neurasthénie »). Si tous les dialogues sont chantés, ils le sont cependant à des degrés divers, plutôt plus dans les scènes joyeuses ou au contraire franchement tristes, plutôt moins et donc proches de la parole lorsque la lassitude ou l’énervement dominent et que l’élan retombe. Les vêtements et décors aux teintes pastel participent de la même démarche qui, à force d’artificialité, atteint une justesse au-delà de toute imitation de la réalité.
Le film est marqué par le temps qui passe et dénoue les liens (Geneviève n’attend pas que Guy revienne d’Algérie) et dont l’avancée est soulignée par les inserts de dates qui reviennent régulièrement (de « novembre 1957 » à « juin 1959 » avant un bond jusqu’en « décembre 1963 » pour l’épilogue). De là naît le côté mélancolique des Parapluies de Cherbourg, film doux-amer justement palmé à Cannes en 1964, année où le président du jury s’appelait Fritz Lang.
(Paru dans Libération du 16 mai 1997)
Les Parapluies de Cherbourg (1964) de Jacques Demy