Cinq ans après un premier tir groupé qui révélait ou confirmait quelques indépendants US (Jon Jost, Allison Anders, Jon Moritsugu, PJ Castellaneta, Alex Cox), Haut et Court propose un second lot d’Inédits d’Amérique sensiblement plus hétérogène, qui va du farouchement autonome au semi-indépendant en passant par le téléfilm d’auteur. Mais avec quand même l’idée de faire un autre cinéma : filmer une autre Amérique ou filmer l’Amérique autrement, alternative où réside une bonne part de l’enjeu de ces six films.
The Second Civil War, réalisé par Joe Dante pour la chaîne HBO, étonne d’abord par ses conditions de production et de distribution. Car Dante fut il n’y a pas si longtemps un modèle d’auteur populaire, presque un Tim Burton avant l’heure. C’est justement à ce dernier que l’on pense à la vision du film. Car si Mars attacks ! était un peu le Gremlins (mâtiné d’Explorers) de Burton, The Second Civil War ressemble beaucoup à une réponse de Dante qui, en poursuivant dans la lignée de Matinee, suit une voie férocement satirique proche du film de Burton, comme s’il se réappropriait ses principes de déformation progressive du monde vers la monstruosité et le grotesque déjà à l’œuvre dans une petite (Gremlins, The Burbs) ou une grande ville (Gremlins 2) et qui, cette fois, semblent s’appliquer au pays entier. Ce qui se joue, c’est la rencontre dans l’œil des médias des velléité sécessionnistes du gouverneur de l’Idaho et de l’arrivée dans ce même Etat d’enfants réfugiés du Pakistan après une explosion nucléaire — l’écran de télé, divisé en deux, confond les deux événements qui n’en font bientôt plus qu’un. Joe Dante pousse à l’extrême le développement de ses logiques folles, jusqu’à l’affrontement et l’explosion des Etats-Unis. Journalistes, politiciens et simples citoyens font figure de pions exerçant le rôle pour lequel ils ont été conçus par un système absurde. Astucieusement, Dante fait sienne la forme télévisuelle, alternant les points de vue, ne refusant pas la caricature et s’offrant des mouvements de caméra typiques. Mais il filme aussi l’envers du décor, le hors-champ, ce qui se passe avant ou après le déclenchement de la caméra, avec deux niveaux de réalité (le «réel» et le «filmé»). En bon cinéaste de genre, il joue sur le désir du spectateur, sur l’excitation provoquée par l’énormité de la fiction. On souhaite l’explosion, on veut en voir plus, avant d’être horrifié comme cette présentatrice qui craque à l’antenne. Comme un boomerang, c’est son propre fantasme que le spectateur prend en pleine figure. Joe Dante est un réaliste qui joue à se faire peur et jouit de cette peur, signant une farce catastrophe cruellement jubilatoire (que n’égalera pas, en la singeant pour Des hommes d’influence, son producteur Barry Levinson) et trouvant à la télévision un espace de liberté paradoxale, comme un équivalent des studios d’antan.
The Bible and Gun Club, de Daniel J Harris, est un premier film indépendant à petit budget dont l’économie est aussi loin de celle de Joe Dante que son propos est proche. Harris se penche sur l’Amérique des mobil-homes et des VRP minables, men in black ventripotents qui arpentent le pays pour lui fourguer ses deux symboles : la Bible et les flingues. Ils reproduisent, en en révélant le fond de gangstérisme vulgaire, le fonctionnement du capitalisme triomphant, avec ses techniques (de vente, répétées à l’hôtel), ses rêves médiocres (hôtesses de l’air et de stars du porno) et son émulation ritualisée via la réunion de l’American Bible and Gun Club qui célèbre ses meilleurs vendeurs — des caricatures de Texans que nos « héros » affronteront dans une scène de compétition libérale plus vraie que nature : sanglante et sans scrupule. Non sans cruauté, Harris filme ses personnages frontalement, dans un mouvement qui abaisse puis relève paradoxalement (en les montrant dans la durée) ces figures d’une humanité pathétique. La forme (noir et blanc, caméra à l’épaule, cadrages et raccords approximatifs), certes non dénuée de roublardise, participe du même processus de déglingue générale, allant jusqu’au bout de sa plongée ludique puis tragique dans une Amérique peu filmée car peu photogénique, grattant le vernis pour mettre à jour une monstruosité très ordinaire.
Ulee’s Gold et Relax… It’s Just Sex, respectivement signés Victor Nunez (Ruby in Paradise) et PJ Castellaneta (auteur du touchant Together Alone) sont sans doute les films les plus faibles du lot, car les plus conventionnels. Le premier s’attaque à ces thèmes par excellence du cinéma américain que sont la famille et la communauté. Vaguement inspiré de l’Odyssée, Ulee’s Gold raconte les efforts d’un grand-père pour réunir les siens, retrouver sa belle-fille junkie et son fils emprisonné tout en s’occupant de ses deux petites-filles. Le film souffre de se résumer à une succession d’épreuves immanquablement réussies pour remettre très normativement les choses à leur place, jusqu’à sa fin mollement généreuse qui sauve tout le monde sauf les méchants dealers. Mais ce film d’artisan tient d’abord à une idée de casting : Ulee, c’est Peter Fonda, en vétéran de beaucoup de choses : du Viêt-nam, du mariage et — pourquoi pas ? — d’un certain cinéma dont Easy Rider serait le fleuron. Si son parcours met d’abord en jeu son corps (souffrant du dos, il s’allonge sur le sol; il boite; il se fait poignarder), c’est par son acceptation de nouveaux liens qu’il rendra vie à son univers. S’il y a une beauté dans le film, elle est dans cette ouverture au monde, comme lorsqu’il invite l’une de ses petites-filles à venir travailler sur ses ruches avec lui, un travail à la fois pour et hors de la société que Nunez saisit par le regard de la fillette avec un beau sens du concret qui fait le prix de ce film très mineur.
Relax… It’s Just Sex semble d’abord à l’opposée de cette démarche, s’ouvrant sur un plateau tournant qui présente des « types » (« Voici une lesbienne, voici un pédé, pas de quoi s’effrayer ») avant une scène de sexe homo explicite. Qui ne doit pas tromper sur la nature du film : avec son groupe d’amis obsédés par leurs amours ordinaires, avec son humour fondé sur un jeu légèrement outré et des dialogues très écrits, Relax… tient d’abord de la sitcom gonflée. Contrairement aux tentatives similaires de Tom DiCillo (Une vraie blonde) ou Kevin Smith (Méprise multiple), il s’agit certes d’une bonne sitcom attachée à jouer sur les clichés et à décrire un monde guidé par le désir. Plus que d’un cinéma du corps (comme le laissait croire son ouverture), il s’agit d’un cinéma de la parole dont l’émergence est l’enjeu essentiel — d’où cette fin fastidieuse sur le mode « les amis, y a que ça de vrai ». Relax… vaut d’abord comme portrait de groupe contemporain, vivant et drôle, mais le plaisir (du spectateur comme, visiblement, des acteurs et du cinéaste) ne compense pas la paresse. Il y a un paradoxe à voir des cinéastes dits indépendants s’emparer de la forme-sitcom, se choisir une dépendance avant d’en transgresser (à peine) les règles, d’autant que le côté Cheval de Troie (emprunter l’esthétique majoritaire pour y glisser en douce sa propre fiction) est souvent proche de la démission esthétique.
Crumb et Sick, réalisés par Terry Zwigoff et Kirby Dick, sont des films autrement stimulants, deux documentaires intimes centrés sur des hommes extra-ordinaires, exemples d’un cinéma qui tient plus à son sujet et son dispositif qu’à son auteur. Le premier suit le dessinateur de BD Robert Crumb, auteur de Fritz the Cat (dont il a renié la version filmée), auprès de sa famille sinistrée (de ses deux frères, l’un, suicidé depuis, est un dépressif dont la vie est au point mort, l’autre passe ses journées sur une planche à clous) à côté de laquelle il fait figure de survivant (de l’enfance, de l’époque hippie). Crumb traverse le film de sa frêle silhouette aux airs démodés, chapeau et costumes cintrés, visage rieur aux épaisses lunettes de myope décomplexé — c’est une image de liberté conquise, celle de l’homme aux fêlures apparentes qui est devenu ce qu’il voulait être. L’essentiel est dans la proximité qui détourne le film de l’hagiographie pesante — l’intervention d’un critique d’art ne vaut que parce qu’elle montre à quoi le film échappe. Le filmage tient de la présence modeste : jamais la caméra ne s’impose, jamais non plus elle ne cherche à se faire oublier ; elle est là, dans un coin de la pièce, premier témoin des discussions entre Crumb et son entourage, enregistrant avec une bienveillante neutralité le récit de son enfance, de sa vie dans le monde des comics, de sa passion pour les vieux disques, mais sans nostalgie d’un supposé âge d’or, toujours en situation, au présent. Il en sort une figure de jouisseur malicieux, à la fois très fréquentable (car très ouvert), très reconnu (exposé au MoMA) et définitivement irrécupérable avec son légendaire mauvais goût d’obsédé sexuel aux fantasmes felliniens. On retient particulièrement cette séquence où Crumb « raconte » l’une de ses BD dont les planches défilent à l’écran, comme une réinvention du cinéma où la passion voyage par la voix d’un sale gosse de 50 ans encore fier de sa bonne blague.
Mais le film le plus fort de ces Inédits d’Amérique est sans conteste Sick : the Life and Death of Bob Flanagan, Supermasochist de Kirby Dick, portrait d’un homme atteint de mucoviscidose qui choisit de se lancer à corps retrouvé (plutôt qu’à corps perdu) dans le masochisme comme jeu sexuel et comme art. Il ne s’agit pas de fuir la douleur mais d’en jouer, de l’accroître à volonté, d’en faire l’élément essentiel de la vie, de l’intime au happening, et aussi — revanche ultime — d’en tirer du plaisir. Une façon d’assumer le devenir-cobaye du malade et sa souffrance en reprenant le contrôle, d’affirmer l’existence du corps et les possibilités de sa transformation. Devant ces idées qui concernent au plus haut point le cinéma (on pense à Salo ou à Videodrome), Kirby Dick prend le parti d’une réalisation minimale proche de la vidéo domestique, la mise en scène étant d’abord celle de son corps par Flanagan. Une économie de moyens qui laisse le regard seul face à un corps, ce qui rend le film infiniment dérangeant. D’abord parce que l’on y voit certaines des séquences les plus dures jamais projetées sur un écran de cinéma — il y a, dans Sick, un côté snuff movie. C’est Flanagan qui s’enfonce (en gros plan) un clou dans le pénis, avec quelque chose de curieusement paisible, comme un jeu d’enfant. C’est aussi cette séquence où l’écran se divise en un assemblage de plans SM, équivalent d’une installation vidéo qui « responsabilise » le spectateur en le laissant choisir ce qu’il va regarder (ou pas). Que ces mutilations et scarifications se déroulent « pour de vrai » (sur le coup, comme dans une soudaine régression, ce sont ces mots qui viennent à l’esprit) produit d’abord un malaise, un traumatisme bien au-delà du voyeurisme morbide. Mais aussi une impossibilité presque morale de détourner le regard pour que Flanagan ne l’ait pas fait en vain, que le spectateur soit à la hauteur de sa mise en danger. Car le film touche au mystère de la souffrance, qui ne peut se partager sinon par analogie, par une sorte d’imagination du corps — à ce titre, la vision de Sick est d’abord une expérience physique. Mais le plus dur n’est pas forcément ce que l’on croit, moins les performances que la mort au travail, avec ces séquences de toux montées à la suite ou, finalement, la mort de Flanagan, qui est une disparition du corps, un lit vide, de la terre jetée dans sa tombe. Avant sa réapparition fictionnelle pour une chanson au refrain en forme de dernière bravade : « It’s fun to be dead ». Comme une justification du projet : le film est une trace, l’enregistrement de la défaite la transforme en victoire.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°525, juin 1998)
The Second Civil War (1997) de Joe Dante
The Bible and Gun Club (1997) de Daniel J. Harris
Ulee’s Gold (1997) de Victor Nunez
Relax… It’s Just Sex (1998) de P.J. Castellaneta
Crumb (1994) de Terry Zwigoff
Sick : The Life and Death of Bob Flanagan, Supermasochist (1996) de Kirby Dick