Cinéma / jeu vidéo : Nouvelles frontières

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Entre le cinéma et le jeu vidéo, le flirt ne date pas d’hier. De Tron (1982) au Silent Hill de Christophe Gans, cela fait déjà près d’un quart de siècle que les deux médiums multiplient les tentatives de rapprochement, s’observant avec un intérêt certain bien que teinté de méfiance. Depuis une douzaine d’années, c’est d’abord par la vogue des adaptations de jeux à succès que s’envisage la convergence tant souhaitée par les deux industries, pour un résultat souvent lucratif mais globalement calamiteux. D’autant que le travail d’hybridation attendu n’est généralement que de façade.

A l’heure d’adapter un jeu, tout se passe en fait souvent comme si le cinéma se contentait d’observer l’œuvre vidéoludique en question pour rechercher ce qui, en elle, lui appartient déjà. Et le reprendre. Le jeu Tomb Raider emprunte beaucoup au cinéma d’aventure ? Le film sera un sous-Indiana Jones. Le jeu Resident Evil s’inspire de l’œuvre de George Romero ? Le film aura donc des airs de Zombie dégradé – on ne saura jamais ce qui serait advenu si, comme il en fut question, ledit Romero l’avait lui-même réalisé… Ironiquement, le même phénomène se produit lorsque l’industrie vidéoludique tente la transformation en  jeux de films, n’en retenant fréquemment que les gunfights et poursuites automobiles qui sont déjà son lot quotidien. De Mortal Kombat à Alone in the Dark ou House of the Dead, en attendant Dead Or Alive ou (avec, là, un peu plus d’espoir) le film Halo produit par Peter Jackson et un hypothétique Metroid signé John Woo, l’adaptation de jeux vidéo est devenu un petit business rentable, avec ses figures de proue unanimement honnies par la communauté des gamers (le Britannique Paul W.S. Anderson et, surtout, l’Allemand Uwe Boll), mais elle se révèle la plupart du temps remarquablement stérile.

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C’est en général ailleurs qu’il faut chercher les utilisations stimulantes faites par le cinéma des langages et modes de représentations issus du jeu, sous forme de détournements plus ou moins revendiqués, éventuellement inconscients d’ailleurs, et moins en s’appropriant une supposée « esthétique du jeu vidéo » (d’autant que celui-ci est caractérisé par une grande variété plastique) qu’en intégrant certaines de ses orientations majeures comme forces restructurantes de la narration cinématographique, pour la travailler au corps, dans ses logiques d’exposition comme de progression. D’une manière qui fait écho à l’influence que le cinéma peut avoir sur la littérature, avec dans les deux cas cette particularité de voir le medium par nature le moins prédisposé à raconter des histoires laisser son empreinte sur les récits de l’autre.

Depuis la fin des années 1990 est ainsi apparue toute une ribambelle de films-jeux, œuvres reposant d’abord sur la mise en relation ludique d’au moins deux niveaux de réalité. Ce furent eXistenZ (1999) de David Cronenberg (avec notamment sa vision du joueur comme homme-machine), la trilogie Matrix (1999-2003) des Wachowski (dont le premier volet ressemblait au fond moins à un jeu vidéo qu’à son tutorial, classique introduction interactive conçue pour en enseigner les règles au joueur), Fight Club (1999) de David Fincher (et son monde multicouches à la fiabilité incertaine). A Hong Kong, Andrew Lau réalise Stormriders (1998) , flamboyant wu xia pian réorganisé selon les logiques du jeu vidéo (divisé en phases distinctes avec objectifs préalables et bilan a posteriori, rythmé par les affrontements de « boss »…). Le Japonais Mamoru Oshii va tourner en Pologne Avalon (2001), dont l’héroïne est en quête du niveau ultime d’une simulation de combat illégale, lequel se révélera plus « réel » que le réel. Autre proposition, venue cette fois de Corée, Resurrection of the Little Match Girl (2002) de Jan Sun-woo s’inspire de La Petite Fille aux allumettes d’Andersen : le cinéma confronte le conte au jeu vidéo, deux univers de règles et de désirs, pour expérimenter sur le récit.

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Dans chacun de ces exemples déterminants, le jeu vidéo est toujours un peu plus qu’un objet d’étude sur lequel se pencherait un cinéma raide et hautain et un peu moins qu’un modèle éventuellement regardé avec envie. C’est, plutôt, un interlocuteur, voire un contradicteur, accueilli, selon les cas, en lui déroulant le tapis rouge ou en se contentant de lui entrouvrir la porte. Car le jeu est toujours ici comme une puissance étrangère, un élément perturbateur qui contribue à déplacer les enjeux du film en faisant passer certains courants narratifs du continu à l’alternatif. Fluctuations féroces du degré de réalité, tremblements inquiétants du point de vue sur l’action, clignotements enivrants des identités : autant de jeux (comme on dit d’un mécanisme qu’il « a du jeu ») que le récit cinématographique pratique depuis bien longtemps mais qui trouvent un nouvel élan, comme une nouvelle jeunesse, assurément une nouvelle justification par la grâce de ses rapprochements avec les œuvres vidéoludiques.

Mais le jeu vidéo s’immisce aussi au cinéma d’une manière plus secrète. Ainsi de Paycheck (2003) dont John Woo, d’une nouvelle de Philip K. Dick, fait un quasi remake de La Mort aux trousses au temps du jeu vidéo : muni d’une poignée d’objets dont il doit découvrir l’utilité tel un adepte des jeux d’aventures, son héros évolue dans un espace-temps qu’il doit déchiffrer pour le dominer. Quant à Elephant (2003) de Gus Van Sant, c’est moins sa recréation d’un jeu de tir en vue subjective pratiqué par ses personnages qui frappe que sa manière de saisir leurs longues déambulations dans les couloirs du lycée, filmées de dos, travail sur la durée et le mouvement qui reprend précisément le point de vue privilégié sur l’action des jeux en trois dimensions. Ainsi le cinéma parvient-il malgré tout à ouvrir de nouvelles et belles routes en s’appropriant quelques idées du jeu idée. Et moins lorsqu’il se contente d’un simple tête-à-tête avec son cousin vidéoludique qu’en invitant aussi à la table la littérature, l’art contemporain ou une seconde façon de voir le cinéma. Un autre « autre », en somme, pour une conversation qui, si tout se passe bien, n’a pas fini d’étonner.

(Paru dans Les Inrockuptibles n°543, 25 avril 2006)

Erwan Higuinen

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