Parfois, les titres méritent que l’on s’y arrête. Il y a trois ans, George Lucas lançait le premier épisode de sa nouvelle trilogie, baptisé La Menace fantôme. On aurait dû s’en méfier : le film allait être hanté par le souvenir trop fort de ceux qui l’avaient précédé, et c’est au final lui qui menaçait de ne faire figure que de vague apparition fantômatique. Logiquement, le résultat fut désastreux. Celui qui lui succède, situé dix ans plus tard dans l’intrigue à rallonge de Star Wars, s’appelle L’Attaque des clones. « L’attaque » : Lucas repasse à l’offensive au lieu de gérer sa série de toute façon prospère. « Des clones » : le temps est à la duplication. Mais pas de la trilogie précédente, juste de certains éléments repris et mêlés à d’autres piochés ailleurs, costumés et réunis pour l’occasion. Ici, il n’y aura donc que des clones. Mais, par chance, ils ne sortent pas tous du même moule.
Dès l’origine, Star Wars fut moins une saga inventive qu’ne exploration méthodique de toutes les cultures humaines. Un aspirateur d’histoires et de motifs, un trou noir glouton. Qui gagna son autonomie presque par hasard pour postuler au rang de néo-mythe syncrétique moderne. A partir de là, qu’en faire ? La question se pose à George Lucas depuis qu’il a décidé d’y revenir. Il ne sut pas y répondre avec La Menace fantôme. Aux poursuites infantiles façon gendarmes et voleurs de la première trilogie ont succédé des scènes d’action imitant mal les jeux vidéo, ce qui est d’autant plus paradoxal que ces derniers ne seraient pas ce qu’ils sont si Star Wars n’avait pas existé. Quant aux personnages, de prototypes homériens, ils se changeaient en pâles figurines à l’étroit dans leurs images numériques. En gros, le film était à la traîne, dépassé. Au temps de Final Fantasy, L’Attaque des clones ne rattrape pas ce retard mais s’amuse de ses airs datés. Et tire le meilleur parti de son étrange positionnement chronologique. On sait d’où vient l’intrigue (de La Menace fantôme) et où elle va (vers La Guerre des étoiles, L’Empire contre-attaque et Le Retour du Jedi). Du coup, L’Attaque des clones devient un film au passé recomposé, qui se doit de paraître moins « moderne » que ceux de l’autre trilogie et qui peut se permettre de prendre son temps puisqu’il n’y a nul mystère quant à l’avenir de ses personnages. Avec intelligence, Lucas utilise alors son récit dans deux buts : relater la naissance des affects qui seront lourds de conséquence (et notamment les causes de la trahison annoncée d’Anakin Skywalker, futur Darth Vader) et revenir sur sa création pour la compléter et en explorer tous les possibles.
Grâce à ses contraintes même, le film paraît libéré, y compris de la nécessité supposée de concevoir une imagerie nouvelle. L’Attaque des clones tient de l’entreprise de recyclage, chaque scène étant une variation sur d’autres déjà filmées, par Lucas ou par d’autres. Ainsi, les aventures de ses personnages miment en les annonçant celles de ceux de la première trilogie. Mais Lucas s’inspire de la quasi totalité des genres cinématographiques, du péplum au western en passant naturellement par la science-fiction, de Metropolis (voir la ville du début du film) aux séries B des années 50. Mieux (ou pire, c’est selon), lorsque les jeunes Anakin et Padmé s’ébrouent dans l’herbe, on jurerait qu’il a copié le générique de La Petite Maison dans la prairie. Quant aux scènes d’action, si elles tiennent compte des jeux vidéo, c’est pour en souligner aussi la diversité, du jeu de rôle au jeu de plateformes, de la course au combat. Lucas choisit la variété, voire l’exhaustivité, en amoureux des images sans discrimination – c’est la limite du film mais aussi ce qui fait son prix. Tous ces éléments sont restitués à égalité, et avec un refus quasi militaire de se disperser. Car on ne trouve ici aucune scène et aucun dialogue « inutiles ». La règle du film, c’est le travail appliqué.
Pourtant, un humour étrange fait son apparition dans L’Attaque des clones, pour culminer dans l’affrontement au sabre-laser entre un homme et le nabot verdâtre Yoda. Dans un film frôlant aussi souvent le kitsch, le second degré semblait inévitable. Mais il n’en est rien : l’humour tient ici à un mélange d’improbabilité et de frontalité sérieuse, sans s’attarder, la scène elle-même relevant moins du clin d’œil en direction des fans que du respect d’un contrat implicite (si Yoda est un maître, il faut le montrer au combat). C’est aussi pour cela que le film semble peu de son temps : aux frontières du grotesque comme dans la sentimentalité exacerbée, il ne choisit aucune facilité, ne prend nulle précaution pour mettre les rieurs de son côté. Cette démarche force le respect.
L’originalité du film est là : dans sa manière de concilier le recyclage forcené et le premier degré, tout en s’acharnant moins à magnifier la saga qu’à l’épuiser. Dans trois ans sortira l’Episode III, qui sera aussi le dernier, opérant un retour vers le passé (1977, année de la première Guerre des étoiles) qui s’annonce étonnant. Alors devrait être achevée la généalogie des destins et des formes que Lucas dessine dans le désordre, en éclairant les zones d’ombre, en déplaçant les perspectives. Reste à savoir ce qu’il fera des clones apparus dans le présent épisode, plus robotiques que les droïdes sympas (RD2-D2 et C3PO) quand ils se réunissent en armée, mais tout aussi humains que ceux qui furent conçus naturellement lorsqu’ils souffrent (tel le « fils » du chasseur de prime). Ce qui fait la différence, c’est moins l’unicité que le trauma, dont le dévoilement est l’enjeu de L’Attaque des clones. Qui, au sein de la saga de Lucas, relève de l’épopée psychanalytique.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°569, juin 2002)
Star Wars – Episode II : L’Attaque des clones (Attack of the Clones, 2002) de George Lucas