On ne connaîtra jamais le cinéma d’Im Kwon-Taek. Jamais vraiment, jamais avec la totale certitude que la découverte de la partie aujourd’hui immergée de son œuvre n’en modifierait pas largement la vision. Si le plus grand cinéaste coréen a fait son entrée dans les salles françaises avec La Chanteuse de pansori (Sopyonje, 1993), si la sortie, à l’automne dernier dans la foulée de sa présentation à Cannes, du Chant de la fidèle Chunhyang, a assis sa réputation, ces films demeurent à ce jour les deux seuls à avoir été distribués en France. Deux longs métrages sur les 97 qu’Im Kwon-Taek a réalisés depuis ses débuts en 1962. La Cinémathèque a eu la bonne idée d’en présenter 17 ce mois-ci. Ce qui peut sembler peu – il en existe 80 autres et, à titre de comparaison, au plus fort de la période où il se consacre aux films de commande à petits budgets, Im tourne 22 films entre 1969 et 1971 – mais n’en constitue pas moins la plus importante rétrospective française jamais consacrée au cinéaste. Donc une aubaine à ne pas manquer, par exemple lorsque y seront montrés Deux Moines (Mandala, 1981), celui de ses films qu’Im dit préférer, ou La Mère porteuse (Sibaji, 1986), peut-être son chef-d’œuvre.
A première vue, Im Kwon-taek est avant tout un auteur de mélodrames historiques. On l’a parfois accusé d’être l’illustrateur officiel, politico-folklorique, des arts et traditions populaires de son pays. Il l’est occasionnellement, mais il est loin de n’être que cela. D’abord parce que ses personnages sont toujours plus que des porte-drapeaux ou des porte-manteaux – le mélodrame n’est pas affaire à prendre à la légère. Mais surtout parce que ses films sont le lieu d’une lutte permanente entre des tendances radicalement opposées. Vu de loin, un film d’Im Kwon-Taek est ainsi un étrange objet qui oscille sans cesse entre l’académisme et le cinéma expérimental, semblant chercher l’équilibre, balançant d’un côté à l’autre jusqu’à parfois basculer franchement.
Si l’on s’approche un peu, les oppositions se multiplient : entre le sensuel et le narratif, l’individuel et le collectif, l’instant et le temps historique, le contemporain et l’éternel. Autant de mouvements qui s’affrontent, de tensions en frottements, pour constituer le moteur de bien des films d’Im Kwon-Taek. Mais qu’on ne s’y trompe pas : ses films ne sont binaires qu’au départ. Ce qu’ils racontent ensuite, c’est la transformation d’une chose en son contraire, leur superposition parfois, ou la substitution de l’une par l’autre. Si La Chanteuse de Pansori relate le voyage d’un homme sur les traces de sa sœur adoptive chanteuse, c’est aussi un traité sur ce qui rapproche et éloigne le corps et la voix, ou encore hier et aujourd’hui. Si Le Ticket (1986) invite à suivre le changement progressif d’une jeune fille hésitante en parfaite professionnelle de la prostitution, c’est surtout une évocation mythologico-matérialiste des rapports entre un foyer et le monde extérieur. Dans Viens, viens, viens plus haut (Aja Aje Bara Aje, 1988), film à épisodes plutôt fuyants et qui se révèle successivement centrifuge et centripète, s’il est question (pour deux jeunes filles) d’entrées et de sorties d’un monastère bouddhiste, la « sainteté » demeure insituable, le plaisir lui ressemble tant…
Constamment, les choses changent pour devenir ce en quoi on croyait avec une suffisance naïve qu’elles faisaient mine de cesser de se déguiser. Dans La Mère porteuse, une adolescente d’origine modeste est choisie pour donner naissance à l’héritier d’une famille noble. Pendant l’amour, l’homme marié et elle tombent irrésistiblement amoureux malgré la désapprobation générale. Leurs ébats nocturnes, fragmentés et comme enluminés, sur lesquels veillent autant la lune que les discussions lointaines entre hommes sur la tradition et les fantômes, transportent le film ailleurs, sur un terrain où dominent de vibrantes correspondances sensuelles et mystiques. De nouveaux rituels s’inventent en direct, le cinéaste et ses personnages complotent avec la pluie et le vent. Les désirs sentimentaux engendrent d’envoûtantes plages non-narratives. Toujours ou presque, dans La Mère porteuse comme ailleurs, c’est par et avec les (jeunes) femmes que se fait le passage, que le sortilège fait son effet, que la mise en scène quitte les rivages où elle paraissait solidement ancrée, pour essayer, sur les ailes du mélodrame, une manière de réalisme anti-événementiel. On n’en croit bientôt plus ses yeux.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°558, juin 2001)