Project Zero commence deux fois. C’est en dirigeant le jeune journaliste Mafuyu Hinasaki que l’on pénètre d’abord dans le manoir inquiétant où prend place l’aventure. Parti enquêter il y a quelques semaines sur les événements qui s’y seraient déroulés autrefois, un écrivain n’a plus donné signe de vie, et son grand admirateur Mafuyu part sur ses traces. Mais bientôt, il disparaît à son tour. Et l’on y retourne, guidant à présent Miku, la jeune sœur de Mafuyu. Qui avance péniblement, de pièce en pièce, dans l’obscurité que troue à peine le fragile faisceau de sa lampe-torche. Les portes se referment derrière elle. Des craquements, un souffle, des gémissements se font entendre. Quelque chose demeure de ceux qui sont venus ici, qui ont eu peur, qui ont souffert, qui sont morts ici. L’objectif de Miku est en principe de retrouver son frère, et peut-être l’écrivain. Mais il s’agit sans doute davantage de ramasser les fragments d’histoires inachevées qui traînent dans un tiroir ou à même le sol, objets abandonnés, coupures de journaux, feuilles de carnets intimes ou de livres sur d’horribles rituels qui sont autant de strates éparpillées d’un récit qui se répète et se complète d’une époque à l’autre. Plus encore qu’à partir à la recherche des disparus pour les retrouver « physiquement », le jeu invite à suivre leurs traces pour reconstituer leur histoire. Le faux départ (qui vise par ailleurs à apprendre au joueur à diriger son personnage) fait sens : à nous s’offre ici d’abord une somme de lignes brisées, de fils qu’il faudra renouer.
Entre autres choses, Project Zero confirme qu’en matière de jeux vidéo, il y a un avant et un après Silent Hill. Plus que des piliers historiques du Survival Horror que sont Resident Evil et Alone in the Dark, c’est du chef-d’œuvre de Konami que le jeu tire les leçons. Et si ce dernier a quelque chose de lynchien, c’est à Kiyoshi Kurosawa que fait penser souvent Project Zero. Au choc terrifiant, il privilégie l’angoisse croissante qu’enfante la perte de toute netteté et le sentiment oppressant que le visible n’est qu’une infime partie de ce qui existe. L’image se fait granuleuse, on croit discerner des choses qui ne sont peut-être pas là. Lorsqu’un fantôme surgit, rageur et surtout triste, on sursaute, paniqué. Mais pas davantage, au fond, que plus tôt, quand on a vu bouger une forme qui n’était que le reflet de Miku dans un miroir. Est-on bien sûr qu’elle même s’est reconnue ? Les angles de caméra changent d’un plan à l’autre : on suit la jeune fille de dos, qui avance, et soudain elle marche vers nous. On ne découvre alors plus les lieux en sa compagnie, mais c’est son exploration à elle que l’on observe. Et si elle disparaissait à son tour, nous laissant encore plus seul ? Tout se passe comme si le joueur était menacé de retrouver une position de spectateur alors même qu’il continue de guider les déplacements de la lycéenne en jupette, tandis que d’habitude, cette impression naît dans les jeux comme Metal Gear Solid 2 ou Final Fantasy X où abondent les cinématiques qui le laissent momentanément inactif. D’où une envie à la fois de geler le jeu (par exemple devant une porte que l’on redoute de pousser) et d’en accélérer le déroulement (on s’est enfin décidé, mais la porte s’ouvre lentement, et rien n’est pire que de continuer à ignorer ce qui nous attend derrière).
Ici domine la fébrilité, l’incertitude quant à notre place et à notre désir de plonger ou non dans l’image tremblante. Qu’il faudra bien fixer, d’une façon ou d’une autre. Et c’est là qu’intervient la grande idée des auteurs de Project Zero, qui distingue le jeu de tous les jeux du genre. Pour affronter les dangers que recèle cette maison hantée, Miku dispose d’une arme inattendue : un appareil photo. Mais celui-ci est « magique », et elle sait instinctivement comment l’utiliser. Lorsque elle « sent » quelque chose (pour nous, cela se manifeste par le miroitement d’une lueur bleutée et par une accélération des vibrations de la manette à laquelle on se cramponne), elle saisit son appareil et prend une photo. Sur laquelle apparaissent un passage caché, un objet que l’on croyait anodin, un meuble situé dans une autre pièce du manoir et qui est comme « relié » à l’endroit où elle se trouve. Sur la photo s’impriment les choses derrière les choses. Mais l’appareil sert aussi à affronter les fantômes : Miku mitraille leurs contours évanescents, et ils s’affaiblissent, puis s’évanouissent. Reste la photo : juste après la disparition d’une image, l’image d’une disparition, nouveau fragment rattaché à l’histoire. La prise de vue, le montage. Vous avez dit cinéma ?
(Paru dans Les Cahiers du cinéma, hors-série « Spécial jeux vidéo », septembre 2002)
Sur PS2 et Xbox (Tecmo)