Si trois films ne font pas un raz-de-marée, surtout lorsque ne s’ouvre devant eux que la porte des « séances spéciales », Cannes 2003 aura pris acte du regain d’intérêt pour le cinéma d’animation. Après avoir osé présenter Shrek en compétition il y a deux ans, la sélection officielle a cette fois opté pour l’animation « d’auteur » à la française avec Les Triplettes de Belleville de Sylvain Chomet. De son côté, la Quinzaine des réalisateurs s’est tournée vers le Japon pour proposer le moyen métrage Nasu : un été en Andalousie de Kitaro Kosaka avant d’accueillir l’avant-première très courue de l’ovni Interstella 5555, écrit par le groupe Daft Punk et mis en images sous l’autorité du vétéran de l’anime Leiji Matsumoto.
De ces trois films très divers, Les Triplettes de Belleville est celui qui arbore le plus de vernis culturel. De son style graphique anguleux à ses jeux de références et de transpositions (« Belleville », c’est New York), le film grommelle sa singularité hautaine à longueur de plans. Si, sur le papier, cette histoire de coureur cycliste enlevé par la mafia et secouru par sa grand-mère à chien et trois ex-stars gâteuses du music-hall a tout de la divagation fantaisiste, le film en est loin, reflet inversé et, donc, frontalement sinistre, d’Amélie Poulain. Caricature anguleuse grossière, passéisme rance, récit asséché, gimmicks poussifs : aussi « soigné » soit-il, le film n’a que sa fidélité faussement critique à un certain folklore franchouillard comme ligne de conduite. Un réalisateur n’est pas moins responsable de ses personnages sous prétexte qu’ils ne sont pas de chair mais nés de sa main.
Avec ces sinistres Triplettes, Nasu : un été en Andalousie partage étrangement une fascination pour le cyclisme. A la différence qu’ici, ce sport est un objet d’amour plutôt qu’une réserve de modèles pour chromo délavé. Ce qui sidère dans le moyen métrage de Kitaro Kosaka – qui, pour Hayao Miyazaki, fut le directeur de l’animation du Voyage de Chihiro et de Princesse Mononoké –, c’est la précision folle avec laquelle il organise sa représentation d’une étape du Tour d’Espagne. Des tensions et espoirs du peloton aux stratégies de course des directeurs sportifs, de la pression des sponsors à la fierté inquiète de la famille d’un coureur en quête de sa première victoire. Courbes rapides des descentes, jambes lourdes dans les côtes, tentatives d’échappée, fièvre à l’approche des derniers kilomètres, sprint rageur : tout ce qui fait le cyclisme est là avec, en seulement 45 minutes, une multitude de fils narratifs enchevêtrés sans qu’aucun ne soit jamais abandonné. Sous sa défroque manga ordinaire (l’animation n’égale pas, en sensualité proliférante, celle des œuvres de Miyazaki), le premier film de Kitaro Kosaka est un petit bijou de minutie généreuse.
Réalisé comme lui au Japon, dépourvu de dialogues comme Les Triplettes, Interstella 5555 s’éloigne d’abord de ses deux compères animés par les circonstances de sa création. Pour accompagner la musique de leur album Discovery, les Daft Punk ont imaginé une histoire de rock stars extra-terrestres enlevées par un producteur véreux et conditionnées pour lui apporter richesse et gloire, qu’ils ont soumise au mangaka Leiji Matsumoto en souvenir de leurs émois juvéniles devant sa série la plus fameuse : Albator. Du résultat de cette collaboration inattendue, on avait déjà pu voir des fragments, devenus les clips des singles successifs du duo. Mais c’est désormais un long métrage à part entière qui s’offre à nous avec Interstella 5555, un opéra disco-house foisonnant que l’on suit alternativement comme un film (en s’accrochant à son récit emberlificoté) et comme un clip (on s’abandonne aux motifs qui fluctuent au rythme de la musique). Délibérément naïf et composite, envahi de rituels pop et de figures familières, Interstella 5555 est un fantasme de fan, une valse entre images et musiques (plutôt que leur fusion), un concert ininterrompu (alors que le récit décrète son arrêt brusque) et un voyage dans un monde de formes et de couleurs changeantes. Figurativement, cette manière de Phantom of the Paradise gazeux est un éblouissement jusque dans son goût pour les clichés, ici heureusement ranimés, samplés par les Daft et Matsumoto et ainsi comme rendus à leur élasticité première. Ce qui, entre autres choses, nous venge joliment des tristes Triplettes.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°580, juin 2003)
Les Triplettes de Belleville (2003) de Sylvain Chomet
Nasu : un été en Andalousie (2003) de Kitaro Kosaka
Daft Punk & Leiji Matsumoto’s Interstella 5555 : The 5story of the 5ecret 5star 5ystem (2003) de Kazuhisa Takenouchi
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