C’est une histoire de vengeance. Un homme a été assassiné par une organisation criminelle chinoise et son fils, le jeune Ryo Hazuki, part à la recherche des assassins. Dans le premier épisode de la saga Shenmue, situé au Japon, il parcourait les rues de sa ville natale à la recherche d’indices, interrogeait les passants, résistait à de multiples tentatives d’intimidation, plongeait dans les bas-fonds, et s’embarquait finalement pour Hongkong. C’est là que débute Shenmue 2 : on descend du bateau avec Ryo, dans des lieux dont on ignore tout. Alors commence l’aventure, qui est d’abord une affaire de découvertes. Des motivations et de l’identité de ceux que recherche Ryo, mais pas seulement, car ce qui fait le prix de ce jeu exceptionnel, c’est la manière dont alternent les moments où l’on prend ses distances avec l’intrigue, avec la mission qui nous/lui est confiée, et ceux où l’on s’y replonge avec frénésie. Les meilleurs jeux de rôles regorgent de ce que l’on appelle des quêtes secondaires, petites aventures qui n’ont qu’un lien ténu avec le but poursuivi et dans lesquelles le joueur s’implique momentanément. Mais dans Shenmue, c’est autre chose qui nous éloigne de la ligne du récit interactif : un plaisir de traîner sans but précis, de s’égarer entre deux immeubles, de s’arrêter pour contempler un paysage, de prendre son temps, presque de le perdre.
Le créateur du jeu, Yu Suzuki, vient du jeu d’arcade. Mais dans Shenmue, sans renoncer aux dispositifs d’action – on y trouve en particulier de nombreux et mémorables combats d’arts martiaux –, il s’intéresse d’abord à ce qu’il y a entre ces scènes, aux hésitations, à la contemplation, même à l’ennui. C’est d’abord sur la question du temps que Shenmue innove. Les journées se suivent, les heures passent. Les ouvriers vont travailler puis rentrent chez eux, les magasins ferment à la fin de la journée, heure à laquelle les bars ouvrent, puis les braves gens vont se coucher. Si l’on a un rendez-vous à midi, il ne reste qu’à tuer le temps en attendant. Jamais sans doute un jeu vidéo n’avait aussi fortement donné l’impression d’installer un monde qui existe sans nous, indépendamment de ce que l’on y fait. On s’y abandonne, il nous engloutit, puis nous résiste, et nous rappelle à l’ordre. Le jeu épouse ou contredit le désir du joueur, lui offre du temps libre ou lui impose des événements soudain déterminants. C’est une affaire de réunions et de séparations, entre le joueur et le personnage (qui, par exemple, est beaucoup plus timide avec les filles qu’on ne le souhaiterait), entre le personnage et son rôle dans l’histoire. L’identification est fluctuante : parfois c’est nous, parfois c’est Ryo. Ce pourrait être un film dont nous sommes le héros – d’autant qu’il n’y a ici pas de véritable différence plastique entre les cinématiques et les scènes de jeu, tout aussi belles et émouvantes. C’est plutôt un héros dont nous hantons le film, comme si lui était le corps musclé et nous, l’âme errante. Dans le premier épisode, Ryo, épris de vengeance, ne trouvait pas les mots pour retenir son amie Nozomi, en larmes à la nuit tombée. On ne s’en est pas facilement remis.
Si le jeu produit un tel effet, c’est aussi parce que le plaisir y est souvent différé, parce qu’il fait du balancement entre frustration et éblouissement sa règle de conduite. Pour avancer dans l’intrigue, parfois, Ryo doit gagner sa vie. Pendant plusieurs jours, alors, il faut travailler. Ou jouer de l’argent, mais c’est plus risqué, chacun son style. Parfois, aussi, les jours se suivent sans que rien ne se passe. Les rues et les places autrefois si impressionnantes paraissent à présent banales, on ne les voit plus. Alors, on pénètre dans une salle de jeu, et on dépense ses derniers dollars de Hongkong dans une machine d’arcade, pour jouer à Out Run, Hang On, Space Harrier ou After Burner. Ces jeux dans le jeu comme il y a des films dans le film ont réellement existé : ce furent, reproduits à l’identique, les tubes vidéoludiques des années 86-87, époque à laquelle se déroule Shenmue. Un détail : ils sont tous l’œuvre de Yu Suzuki. Qui, en même temps qu’il ajoute à la cohérence de son jeu « réaliste », renvoie un miroir au joueur, qui le traverse bientôt. Quand on joue, il y a toujours autre chose qui manque ou que l’on choisit d’éviter, semble dire le jeu. Mais parfois, cela vaut la peine, ajoute-t-il dans la foulée.
D’un accès enfantin mais d’une richesse sans fond, Shenmue est bien une aventure avec un début et une fin, vers laquelle, après de longues tergiversations, on se précipitera en regrettant à l’avance qu’elle survienne déjà. Déjà, car ici, quand il n’est pas trop tard, il est toujours trop tôt. Déjà, mais après des dizaines d’heures d’émotions de toutes sortes dans une majestueuse bulle d’espace-temps où l’on aura cherché à exister. Comme deux ou trois autres, Shenmue est le plus beau jeu du monde.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma, hors-série « Spécial jeux vidéo », septembre 2002)
Sur Dreamcast et Xbox (Yu Suzuki / Sega)
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