« La vie, ça faut d’être vécu tant qu’on bande. » Mais encore ? « Etre lubrique, se noyer dans les bras d’une femme. » Ces mots sont ceux du « philosophe », vieux clochard en short qui « lit des livres compliqués » (et collectionne les traités sur la sexualité) par la mort duquel débute le dernier film de Shohei Imamura. Cette profession de foi, c’est aussi celle du cinéaste, le film étant, dans sa forme comme dans son propos, clair comme de l’eau de roche, comme de l’eau de source (mais quelle source !). On peut entendre son titre, De l’eau tiède sous un pont rouge, comme un énoncé joliment poétique ou comme une métaphore pornographique. Dans l’un ou l’autre cas, on ne se trompera pas.
Avant de mourir, le philosophe a chargé Yosuke (l’idéal Koji Yakusho, déjà présent dans L’Anguille et Kanzo Sensei) de se rendre dans le village où, autrefois, il a abandonné un trésor. Depuis peu, Yosuke a tout perdu : il a été licencié et s’est séparé de sa femme. Il part donc à la chasse au trésor et arrive, d’emblée dépaysé, dans ce lieu insensiblement étrange. On est d’abord avec lui, puis, peu à peu, il devient l’un des personnages du village qui, si l’on s’y affirme d’abord méfiant vis-à-vis des étranger, accueille plutôt bien les visiteurs pour les intégrer au tableau qu’il forme. Ici, on trouve des petits vieux qui consacrent leurs journées à la pêche à la ligne, le jeune fils en scooter d’un propriétaire de chalutiers, une vieille femme qui a perdu la tête, un fier perroquet, un marathonien africain (« de l’université bidon », nous dit-on) qui court du matin au soir, suivi à vélo par un entraîneur constamment furieux… Et la femme que rencontrera le nouvel arrivant, qui a ceci de particulier qu’elle se remplit d’eau, est alors sujette à des fuites et poussée à faire des « bêtises » (comme voler dans les magasins, et notamment du fromage), pour ne se vider, par des jets généreux, que lorsqu’elle jouit. Yosuke lui apportera volontiers son aide. Bientôt, de retour de la pêche, il sera celui qui se rue à travers le village pour peu qu’elle l’appelle. Voilà son activité, dans ce film où chacun possède la sienne, qui change rarement et contribue secrètement à l’harmonie de l’ensemble.
Les courses de Yosuke rappellent celles du médecin de Kanzo Sensei (clin d’œil : il sera question de l’hépatite). Cette communauté située à l’écart et au fonctionnement aussi bizarre qu’autonome ressemble un peu à celle de L’Anguille (autre clin d’œil : l’un des vieux pêcheurs en attrape une). De l’eau tiède… est le troisième sommet du triangle entamé avec les deux films précédents d’Imamura, ou la ligne qui les relie en indiquant le chemin. Un conte moral, si l’on veut, une œuvre impressionnante de maîtrise qui est à la fois une farce paillarde. On n’est ici pas moins obsessionnel, pas moins soumis à ses désirs et à ses angoisses, mais le film propose une utopie fantasmatique. Lorsque la femme perd ses eaux, celles-ci s’écoulent jusque dans la rivière, qui regorge en conséquence de poissons pour le plus grand bonheur des pêcheurs. Ainsi se dessine un écosystème global, bien que partiellement urbain, dans lequel l’homme aurait trouvé sa place. Le panthéisme tourmenté s’est mué en trivialité apaisée, jusqu’à quelques séquences dont les prétentions cosmiques demeurent indécidables (et si ce n’était qu’une grosse blague ?). Cet écosystème représenté par le circuit de l’eau est aussi le modèle du film, d’un plan à l’autre, d’une séquence à la suivante, et jusqu’aux rapports avec ce qui précède ce que l’on y voit, dans l’œuvre d’Imamura comme dans le passé fictif du village et de ses habitants. On peut y découvrir des correspondances, des appels, des références aux générations qui ont précédé les personnages actuels. Certains trouvent à Yosuke une ressemblance frappante avec un homme qui vécut ici autrefois, par exemple. Et si le film est délibérément littéral et explicite, jusque dans ses dialogues, rien n’empêche l’œil de s’égarer parfois et, alors que se déroule au premier plan une discussion entre Yosuke et celui qui pourrait l’embaucher comme pêcheur, d’apercevoir, loin, de l’autre côté du port, par-delà les eaux, un groupe d’enfants qui jouent à « Un, deux, trois, soleil ! » Rien ne dirige le regard vers eux, cette agitation discrète est comme une tache sur la toile qui n’attend qu’un déplacement du point de vue, peut-être le reflet d’autre chose que l’on n’a pas remarqué. Au même endroit, ces enfants vivront sans doute plus tard des moments similaires à ceux que connaissent aujourd’hui les personnages du film, qui ne sont pas non plus les premiers.
Car la transmission est l’une des grandes affaires de ce film. D’un savoir, à travers les discours du philosophe, qui revient même après sa mort, histoire d’enfoncer le clou. De certaines expériences, Yosuke le découvrira. Et du désir, avant tout. Si, en découvrant cette femme à l’humidité sans limite, on pense d’abord qu’il est question du désir féminin, c’est en fait bien de celui des hommes qu’il est question. Un désir qui naît de celui de la femme, invitation revigorante que Yosuke ne saurait refuser (tout le film tient du fantasme sans limite, répétons-le). Pour preuve, il n’est jamais plus inquiet qu’à ce moment où, constatant qu’elle contient de moins en moins d’eau, elle lui explique qu’il l’a « guérie » et que, désormais, c’est quand lui le voudra qu’il feront l’amour. Alors, il doute et découvre qu’il a eu des prédécesseurs, qu’elle en a désiré d’autres. Plus qu’une crise de jalousie, c’est une grave remise en cause. Alors, à son tour, son désir fléchit. Jusqu’au moment où il renaît de plus belle, l’eau s’élève à nouveau, un arc en ciel apparaît devant nos yeux ébahis, l’écosystème retrouve son équilibre enivrant. Voilà la leçon du malicieux professeur Imamura, glorieux érotomane et non moins grand sage. Le salut suppose de trouver et d’accepter sa place sur le manège, d’apprendre à la désirer pour enfin en jouir. La course reprend. On peut monter ?
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°563, décembre 2001)
De l’eau tiède sous un pont rouge (Japon, 2001) de Shohei Imamura.