Les Souterrains (1958) de Jack Kerouac
« Autrefois j’étais jeune et j’avais drôlement plus de facilités et j’étais capable de parler de n’importe quoi avec une intelligence nerveuse et avec clarté… » Sur cette phrase-programme (adaptée par Daniel Darc dans sa chanson Ana) s’ouvre le roman d’un « égotiste » qui aime le jazz et une femme noire, en partie justement – ce fut reproché à Kerouac – parce qu’elle est noire et que « la vibration qui émane de ses yeux est sauvage ». Porté par elle, Les Souterrains file et glisse, acclame et pleure, ressasse et réinvente tout, lumineusement titubant.
Les Clochards célestes (1958) de Jack Kerouac
Dans Les Clochards célestes, la quête spirituelle prend le pas sur le goût de la fête – sauf quand Alvah Goldbook (alias Ginsberg) y déclame Vagissements (soit Howl). C’est le livre plus rieur que cérémonieux d’une éducation personnelle, avec ses avancées et ses doutes (et, quelque part, une phrase qui inspira Morrissey : « Les jolies filles creusent des tombes »), dans le sillage d’un apôtre du bouddhisme zen inspiré de Gary Snyder. Le double de Jack K. y finira sur une tour forestière en vigie guettant les départs de feu. Une place très kerouaquienne.
Maggie Cassidy (1959) de Jack Kerouac
A 16 ans, Jack Duluoz aime le sport, les échecs et les biscuits tartinés de beurre de cacahuète quand il rencontre Maggie, 17 ans, qui apparaît « insaisissable comme un grand rêve triste » à ce lycéen « balourd » de Lowell, Massachusetts. Dans l’œuvre de Kerouac, Maggie Cassidy est le roman des premières amours et de l’enfance finissante, un récit ado pionnier, précis (sur les faits, les gens, les sentiments) et déchirant. Dans lequel son alter ego de fiction finit par regretter « le temps béni » où « sa jeunesse était jeune ».
Tristessa (1960) de Jack Kerouac
Livre à part parmi tous ceux qu’a écrit Kerouac, Tristessa est un chant d’amour halluciné tout entier dédié à l’« ardente et excitée et belle et rayonnante » Esperanza, significativement rebaptisée Tristessa, pute et junkie connue à Mexico et sainte pour lui qui s’agenouille « comme pour prier » quand elle fait chauffer sa morphine. C’est un texte obsessionnel sur un corps « maigre et bizarre », malade et sacrifié mais aussi, et peut-être pour cette raison même, d’une « absolue beauté ». Un texte sans issue et grisant.
Big Sur (1962) de Jack Kerouac
Trois ans après la sortie de Sur la route, le « Roi des Beatniks » en a « marre, archimarre de l’intarissable enthousiasme de tous ces jeunes qui se mettent en quatre pour [le] connaître » et se réfugie à Big Sur. Mais la côte californienne aimée d’Henry Miller terrifie le quasi quadra lessivé qui se cherche entre le San Francisco de la fête et sa cabane isolée. Kerouac avait « joué comme un enfant heureux avec des mots dans un immense univers magique ». Entre fuite en avant et aveu hanté, Big Sur dit ce qui vient après – la fin du jeu, la chute de l’enfant.
Junky (1953) de William Burroughs
« La came n’est pas un plaisir. C’est un mode de vie. » Burroughs le dépeint avec une précision folle (les drogues, leurs effets, le quotidien du peuple junkie…) dans son tout premier livre, écrit sous les encouragements de Ginsberg et déguisé en roman de gare par son éditeur de l’époque. Plus qu’une confession – pas trace ici du moindre sentiment de culpabilité –, Junky est l’exposé sidérant de sobriété rigoureuse d’un savoir durement acquis. Celui d’un homme qui jure qu’on devient simplement drogué faute « de fortes motivations dans aucune autre direction ».
Le Festin nu (1959) de William Burroughs
Edité à Paris trois ans avant les Etats-Unis – et sa rencontre avec la censure –, le troisième roman de Burroughs tient du saut dans l’inconnu littéraire. Entre SF politico-paranoïaque, guide du parfait junkie et recueil d’hallucinations sadiennes, Le Festin nu – que Cronenberg adaptera au cinéma – est un ouvrage en morceaux coupés-collés secs et tranchants à l’influence considérable. Le corps y est un théâtre, la drogue un révélateur, le contexte un mystère. « Je ne suis qu’un appareil d’enregistrement », assure l’auteur dans une « postface atrophiée ».
Mon éducation – Un livre des rêves (1995) de William Burroughs
Dernier livre de Burroughs paru de son vivant, Mon éducation rassemble ses rêves des décennies passées. Rêves de vol, d’extraterrestres, de retrouvailles. Rêves de voyage, de marche sur l’eau, de petit déjeuner d’hôtel qui ne veut pas d’arriver. Rêves avec Kerouac, Gysin ou Ginsberg, évocations de Jean Genet et digressions sur la politique anti-drogues américaine. « Peut-être mon foyer est-il la ville de mes rêves, plus réelle que ma prétendue vie éveillée », écrit-il. Peut-être la séparation entre les deux n’a-t-elle plus lieu d’être.
(Paru dans Les Inrockuptibles, hors-série « Sur la route avec la Beat Generation », juin 2016)