La sortie du Voyage de Chihiro est une aubaine et un danger à la fois. Pour le cinéphile français, le film d’Hayao Miyazaki est la porte d’entrée idéale vers le monde de l’animation japonaise, objet de culte encore souvent envisagé avec méfiance. Rejet intégriste : l’animation n’est pas du vrai cinéma, qui repose par essence sur l’enregistrement du réel. On y reviendra. Attaque plus courante : l’animation japonaise est vulgaire, approximative, violente, laide, racoleuse (rayez les mentions inutiles). Cette seconde réserve est la plus facile à écarter. Après Mon voisin Totoro et Princesse Mononoké du même Miyazaki, Le Voyage de Chihiro devrait emporter les dernières résistances. D’abord, ça ne ressemble pas du tout à Goldorak ou à Dragon Ball : tout y est extrêmement pensé, travaillé et mis en scène avec grâce et virtuosité. Surtout, plus encore que son associé Isao Takahata, Miyazaki est, parmi les réalisateurs de films d’animation japonais, celui qui se rapproche le plus de l’idée que l’on se fait d’un auteur. Cohérence de l’œuvre, motifs et thèmes récurrents qu’il développe ou déconstruit, partis pris de mise en scène qui découlent directement d’une vision du monde unique. Il a tout pour (nous) plaire, en somme.
Le risque, alors, serait d’aimer Miyazaki contre le reste de l’animation japonaise. De fait, bien que le studio Ghibli triomphe au box-office, sa pratique reste minoritaire. Mais il n’est pas l’unique îlot estimable dans un océan de médiocrité. Au sein de la gigantesque production nippone de dessins animés, on trouve de tout, du riche et du fauché, du beau et de l’horrible, du décoratif et de l’essentiel, le pire et le meilleur. Au Japon, l’animation est un deuxième pays de cinéma (et de télévision, de vidéo), qui dialogue avec le premier, procède à des échanges (d’idées, de formes, de réalisateurs) et grandit à côté, sauvant les apparences lorsque le premier dépérit – c’est un peu l’histoire de ces dernières décennies. Faire ses premiers pas dans la japanimation en suivant Miyazaki, c’est un peu comme entrer en cinéma japonais avec Mizoguchi : après, on ne trouvera pas mieux, mais si l’on ouvre les yeux, on découvrira autre chose, qui vaut aussi le détour. Les films de Katsuhiro Otomo (Akira) de Mamoru Oshii (Ghost in the Shell, mais aussi Avalon), de Rintarô (Galaxy Express 999, Metropolis), les essais télé de Hideaki Anno (Evangelion, Kare Kano) ou des ovnis comme la série Serial Experiments Lain. Mais sans doute aussi bien d’autres dont le nom arrivera bientôt jusqu’à nous.
Le manga – le terme désigne au départ la BD plutôt que l’animation –, c’est à la base la rencontre, en une longue suite de cases dessinées sur papier bon marché, de la longue histoire de l’iconographie japonaise et du découpage cinématographique. Que ces dessins finissent par bouger n’était alors que pure logique. L’originalité de l’animation japonaise vient de là, de cette coexistence de multiples inspirations visuelles qui s’agrègent avant de se mettre en mouvement. Ensuite, il y a bien enregistrement, mais de cette première forme et non du réel. Dans les œuvres les plus réussies, c’est d’ailleurs flagrant : la mise en scène, dont les mouvements de caméra ne sont que le signe le plus évident, tend à gagner son autonomie vis-à-vis du dessin, de la seule (re)création graphique. Le film devient alors la trace d’une trace, le reflet d’un reflet. C’est en tant que tel qu’il est précieux.
Mais tout cela est peut-être en train de changer. L’image de synthèse se développe, les liens entre le monde de l’animation et celui du jeu vidéo, troisième invité à la fête (après le dessin et le cinéma) se font de plus en plus étroits (cf Final Fantasy). L’horizon serait celui du tout numérique ? De la simultanéité entre le dessin et l’animation ? Si leurs films font aussi appel aux technique les plus modernes, Takahata et Miyazaki demeurent attachés au dessin à la main, à l’ancienne. La révolution se fera à côté d’eux, et les enjeux se déplaceront à nouveau. Mais une chose ne changera pas : l’aventure du studio Ghibli demeurera une glorieuse exception. L’histoire de deux hommes qui voulaient représenter à la fois les choses telles que nous les voyons tous et les impressions qu’elles suscitent en eux seuls, abattant la barrière entre l’objectif et le subjectif. L’histoire de deux cinéastes qui trouvaient le monde trop beau pour seulement en fixer les apparences.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°567, avril 2002)