Au commencement étaient les créatures, les petits Mickey (ou Popeye, ou Félix le chat, ou Bugs Bunny…). Qu’il se rêve en prolongement du burlesque, en livre d’images filmé ou en domaine d’expérimentation artistique (voire les trois à la fois), la représentation d’une réalité (ou d’une exagération) urbaine ne va pas de soi dans le cinéma d’animation des premières décennies. Dessine-moi une ville ? Certes, à l’occasion, mais surtout comme décor minimal, comme toile peinte (littéralement) devant laquelle animer les personnages sur lesquels se porte l’essentiel de l’attention, et avant tout de manière référentielle : dans le cartoon américain en particulier, la ville est davantage un assemblage de signes qu’un espace construit réellement prégnant. Malgré l’omniprésence, dans l’histoire du dessin animé, des environnements fantaisistes et/ou naturels, on n’ira pourtant pas jusqu’à nier toute possibilité de rencontre fructueuse entre la ville et le cinéma d’animation.
On pourrait par exemple tenter d’analyser pourquoi, chez Disney, la rue n’acquiert une existence forte que lorsque les personnages principaux sont des animaux (relativement) peu humanisés (Les 101 Dalmatiens, La Belle et le Clochard, les Aristochats). Ou s’épancher sur la verticalité bouleversante du film Le Roi et l’Oiseau de Paul Grimault. Ou encore mettre en avant la relecture contre-culturelle de la vie en ville opérée dans Fritz le chat de Ralph Bakshi (d’après Robert Crumb), ou la manière dont les séries télévisées d’animation américaines d’aujourd’hui s’étourdissent en satires suburbaines ou provinciales (Les Simpson, South Park…). Mais on s’attardera plutôt sur une expérience collective et contemporaine de redéfinition cinématographique de la ville, à la fois exemplaire des enjeux qui se présentent ici et atypique dans la manière d’y réagir. Depuis une quinzaine d’années et quelques dizaines de films, la ville est en effet au centre du cinéma d’animation japonais.
S’il constitue une date dans l’évolution du genre, Akira (1988) de Katsuhiro Otomo l’est en grande partie pour sa représentation d’un certain devenir apocalyptique de la réalité urbaine. Situé dans le futur, après une guerre dévastatrice, le film se déroule dans une mégalopole déshumanisée que sillonnent des bandes de jeunes motards sous l’influence de substances diverses. A la hauteur muette des bâtiments répondent l’horizontalité des trajectoires des motos et la montée progressive d’une fureur née de l’organisation archirecturale et sociale du lieu, qui circule, se transforme, cherche à s’incarner. Si le scénario opte pour l’anticipation, la mise en scène se fait discours graphique sur l’évolution des civilisations urbaines. Fiction néo-punk, Akira invente la ville-colère, chose vivante et menaçante qui vampirise ceux qui l’habitent, jusqu’à ne faire qu’un avec ce qui s’apparentait pourtant à une révolte contre elle.
A côté de cette approche jusqu’au-boutiste, la ville moderne fait d’une façon générale figure, pour l’animation japonaise, de catalogue de formes disponibles et de matière vivante à réagencer, à resculpter. Deux directions évidentes se présentent alors : la stylisation évocatrice et la « copie » appliquée. De la première, Isao Takahata s’est fait une spécialité — tout en prenant à l’occasion la direction opposée – le temps de deux films qui relèvent de la chronique modeste (et néanmoins burlesque) du quotidien urbain : Chie la petite peste (1981) et Mes voisins les Yamada (1999). Du côté de la représentation tendant vers le « photoréalisme », on peut à l’opposé citer Tokyo Godfathers (2003), qui adopte comme héros des clochards déambulant dans la capitale japonaise fidèlement reconstituée. Mais, dans l’un et l’autre cas, les réalisateurs ne campent pas sur leurs positions, opérant au contraire un déplacement sensible pour que le réel s’exprime dans le stylisé (priorité aux détails reconnaissables) et que le fantasme (ou le surnaturel) s’invite dans la représentation apparemment fidèle de la ville, qui n’est pas que ce que l’on en perçoit au premier regard.
Cette stratégie du glissement progressif, qui enrichit la fiction urbaine en la rendant multifaces, s’accompagne chez d’autres réalisateurs japonais d’un étrange goût de la synthèse. Basé sur une série télévisée à succès, Cowboy Bebop (2001) de Shinichiro Watanabe fait ainsi passer nonchalamment ses personnages, par exemple, d’un souk oriental à une vieille rue japonaise. Des lieux issus de parties du globe a priori lointaines semblent rétrécis et réunis pour former une ville de synthèse, une ville-monde futuriste en forme de collage architectural et culturel. C’est une autre ville-monde que met en scène Rintarô dans Metropolis (2001), adaptation d’un manga lui-même inspiré de film de Fritz Lang. Une ville verticale, cette fois, où l’élite prospère dans les hauteurs alors que les pauvres subsistent tant bien que mal au fond des souterrains. A ces strates sociales fait écho une image hybride, qui mêle, pour un effet plus que troublant, personnages dessinés en deux dimensions et images de synthèse 3D qui semblent alternativement les engloutir et les maintenir à distance, les avaler et les recracher.
Mais, cumulant toutes ces approches, c’est sans doute l’œuvre de Mamoru Oshii qui travaille avec la plus grande persévérance cette question du devenir de la ville humaine, des deux Patlabor (1990 et 1993), polars de science-fiction politico-mélancoliques où la catastrophe redoutée est la destruction de Tokyo, à Ghost in the Shell (1995) et son ahurissante suite Innocence (2004). Chez Oshii, la ville est à la fois délabrée et scintillante, fragile et menaçante, personnage autant que décor à la lisière de l’organique et du technologique. A la fin de Patlabor 2, l’un des personnages dira ceci : « Si je ne me suis pas suicidé, c’est qu’au fond de moi, j’avais envie de connaître l’avenir de cette ville. » Par ces mots s’exprime aussi le projet de la frange la plus visionnaire des cinéastes d’animation japonais, qui remodèlent sans fin cette ville qu’il nous présentant comme leur rêve effrayé, leur angoisse fascinée.
(Paru dans La Ville au cinéma, Editions des Cahiers du cinéma, 2005)
J’aime bien les 2 images
Merci pour l’article