Devant la piscine remplie d’une eau douteuse, quelques adultes des deux sexes festoient au ralenti. Une femme se lève, ramasse des verres, tombe et se blesse dans l’indifférence générale. C’est sa fille qui réagira, tentant de secouer les quinquagénaires zombifiés. Le film peut alors véritablement commencer, lui qui se déroulera pour l’essentiel entre deux chutes. De la seconde, on ne révélera rien, sinon qu’elle aura valeur de coup d’arrêt, pour le film comme, on l’imagine, pour sa population hébétée. Elle sera l’aboutissement de ce récit entravé, l’issue qu’il (comme nous, comme les personnages) attendait sans savoir s’il fallait l’espérer ou la redouter, sans savoir ni quand elle surviendrait, ni quelle forme elle prendrait.
Le premier film de Lucrécia Martel se déroule (ou s’enroule sur lui-même) au cours d’un été plus que pluvieux, dans une région d’Argentine du coup largement inondée. On y fait la connaissance de Mecha (celle qui est tombée), de son mari largement déchu pour cause d’infidélité passée, et de leurs quatre enfants. Dont l’un revient de Buenos Aires où il vit avec une femme plus âgée que lui, ex-amie de sa mère et ex-maîtresse de son père. Passons à la seconde maison : on y trouve Tali, cousine de Mecha, son mari à elle et quatre enfants aussi. A cela s’ajoutent des domestiques mal aimés, vestiges d’une aisance envolée, et les gens du village, enfants en tête. Mais, ceci retenu, le flou persiste, entretenu par la cinéaste. D’un unique raccord, elle nous propulse de la cuisine d’une maison à une chambre de l’autre, les enfants se mélangent, même leurs cicatrices se différencient mal. Et le petit Luciano, il est à qui, déjà ? Dans le champ s’accumulent les corps marqués, salis, ensanglantés. On ne sait plus qui est qui, on imagine des incestes comme par inadvertance, dans la confusion. Cette fille qui semble attirée par le jeune homme revenu de la grande ville, n’est-ce pas sa sœur ? Non, sa sœur, c’est l’autre. Mais cette autre, justement, ne serait-elle pas jalouse ?
Convalescente, Mecha passe ses journées au lit – comme feue sa mère, est-il dit. Devenir sa mère ou son père, voilà l’horizon peu exaltant qui s’offre aux personnages. Si La Ciénaga est un film sur la famille, celle-ci y prend la forme d’un piège aux contours incertains, d’une communauté condamnée à demeurer là où elle s’est échouée. Au détour d’une séquence, des enfants découvrent une vache tombée dans un marécage. Elle s’agite, paniquée. Chaque mouvement qu’elle hasarde pour se libérer l’enfonce un peu plus, lentement. Plus tard, on repassera par là. La vache y sera toujours, morte. Son enlisement est le modèle de La Ciénaga, où l’on s’agite sur place, sans pouvoir s’extirper de cette boue qui colle. Décrire le film ainsi risque de laisser penser qu’il relève de l’exercice morbide et fastidieux, un peu comme ce que tourne Arturo Ripstein dans ses mauvais jours. On a déjà vu plus joyeux, mais La Ciénaga vaut davantage que cela. Si le point de vue qu’adopte la cinéaste fluctue, elle retrouve régulièrement celui d’une adolescente, celle qui « sauve » sa mère au tout début du récit. Est-ce un film autobiographique ? Peut-être un peu mais, surtout, ce qui est filmé l’est toujours de l’intérieur. Incrédule ou désolé, ému ou fasciné, mais toujours les deux pieds bien plantés dans la vase. Entre le mort (le scénario de la déliquescence) et le vivant (la scène qui dure, dépensière), Lucrécia Martel choisit toujours le second, préférant également la densité à la netteté, jusqu’au brouillage, à la perte de tout repère.
Cadrés sans pitié, filmés dans la durée, ces personnages peinent à s’individualiser, semblent contaminés par la même maladie, voués à se changer l’un en l’autre ou à s’effondrer sur eux-mêmes. Sous la défroque naturaliste de La Ciénaga s’avance un film d’horreur fantasmé (ou recréé a posteriori), comme une version potentiellement gore du Village des damnés. A la fois phobique et fasciné, le film de Lucrécia Martel oscille ainsi entre le trop de réel (trop cru, trop sale, trop dur, trop sombre…) et l’étrangement déréalisé. Si des forces obscures (celles de la nature ?) paraissent opérer à l’intérieur du champ, les personnages semblent quant à eux tenter de regarder ailleurs, au-delà du film. C’est l’attraction ressentie par l’une des filles de Mecha pour Isabel, une jeune domestique qui lui plaît sans doute d’autant plus qu’elle n’est pas de la famille et qu’elle partira bientôt. C’est aussi l’aura qui entoure le fils à son retour : il vient d’ailleurs, il a vu le monde. C’est encore l’une des lignes qui, dans le film, réapparaissent régulièrement alors même qu’on les croyait brisées : l’histoire du « rat africain », que l’on dit féroce et aussi gros qu’un chien. Quelqu’un l’a racontée, les enfants s’en sont amusés ou inquiétés, puis l’ont laissée de côté. Sauf le plus petit d’entre eux, Luciano, qui y repense sans cesse en entendant résonner, derrière le mur de la cour, chez les voisins – autant dire dans une inaccessible dimension parallèle –, des aboiements. Mecha, elle, regarde la télévision au lit. Dans une émission de télé-achat, elle a repéré un mini-frigo, idéal pour elle qui ne boit jamais son vin sans quelques glaçons. Elle en a parlé, puis l’a commandé. Elle a convoqué l’image télévisuelle dans sa chambre, son monde à elle, encore rétréci. Un jour, le petit réfrigérateur a été livré, et elle l’a installé devant son lit, à la place du téléviseur désormais inutile. C’était hier, c’est aujourd’hui, ce sera demain. Dans le verre, ballottés d’un bord à l’autre, nous sommes devenus ses glaçons.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°564, janvier 2002)
La Ciénaga (2001) de Lucrécia Martel