D’emblée, c’est dans un univers hanté que l’on pénètre, où l’on croit voir plus que l’on n’y voit vraiment. Une femme dans un couloir où les rideaux flottent au vent, un couple qui se presse vers une fenêtre. Deux apparitions, l’une quasi spectrale, l’autre en mouvement paniqué. Une menace sans doute, une jouissance peut-être. 1946, l’immédiat après-guerre, c’était La Belle et la Bête et Paisa. L’ombre et la lumière paraissent également séduisantes et effrayantes. Des bonnes sœurs s’agenouillent et la mère supérieure les embrasse – Les Anges du péché, un titre idéal. Et une voix survient, dont l’image, comme souvent, ne confirmera la provenance qu’avec un léger retard : « Je ris, car la vérité dont il est question entre nous ici a toutes sortes de propriétés, mais certainement pas celle d’être transmissible » – hélas pour nous ? La transmission, voilà l’une des grandes questions des ces Histoires, et d’Une vague nouvelle en particulier, qui revient (mais « à partir d’un certain point, il n’est plus de retour », y lit-on aussi) sur ce moment devenu historique où quelques jeunes gens « sans passé » (au temps béni du « nous ») s’en sont vu offrir un par « l’homme de l’avenue de Messine » (que l’on entend comme s’il était question de celui « de la plaine » ou « de l’Ouest », déjà dans le cinéma). Langlois, donc, figure récurrente de cet épisode où éclatent les verbes au passé simple (« Un soir, nous nous rendîmes chez Henri Langlois. Et la lumière fut. » ; « Langlois nous le confirma »), mais où il est dit que le passé offert fut justement « métamorphosé au présent ».
Et après, que faire de cet héritage, de ce trésor ? S’enfuir en voiture tel ce jeune couple criminel (évadé de Gun Crazy ? Peu importe, au fond) avec son butin (sans doute la « monnaie de l’absolu ») ? Se satisfaire d’une contemplation muette comme, tenant à la main une fleur, cette petite fille arrêtée au bord d’un lac en compagnie de la créature de Frankenstein (mais on sait bien ce qui lui arriva) ? « Ce qu’on voulait, c’était avoir le droit de filmer des garçons et des filles dans un monde réel », répondent les lettres alignées sur l’écran alors que se mêlent Alphaville et Les Trois Lumières de Lang (Der müde Tod, littéralement « la mort lasse »), qu’aux cierges du second répond la cigarette qu’allume Eddie Constantine. Plus d’une fois fusionneront presque (ce presque est fondamental) des plans tournés par les cinéastes de la Nouvelle Vague avec ceux des films de leurs pères – pas tout à fait leurs pairs, donc. Le jeune Jean-Pierre Léaud court sur la plage en tournant le dos à la fuite parallèle de Sylvia Sidney et Henry Fonda, puis semble rejoindre James Stewart qui sauve Kim Novak de la noyade. L’Ancien Testament et le Nouveau se croisent sous les yeux du Christ de Pasolini.
Ainsi s’enchaînent les plans, prélevés dans une mémoire dont le film reproduit le travail, par le montage ou le mixage des images, leur fusion momentanée ou cette façon de les juxtaposer afin qu’elles se regardent – c’est ici Hitler que le James Stewart de Fenêtre sur cour aperçoit dans ses jumelles, raccourci fulgurant qui convoque Man Hunt et contient le siècle. Un assemblage d’images comme il est des associations d’idées et, aussi, des jeux de mots, car ce mausolée forcément inachevé, ce monument aux fantômes, ce travail de deuil du cinéma par le cinéma, possède aussi quelque chose d’étonnamment ludique dans sa mélancolie funèbre, comme de petites mélodies rieuses glissées au cœur d’un sombre et magnifique requiem.
Au milieu d’Une vague nouvelle, après l’avalanche de signes qui forment un autre récit, la voix de Godard fait son entrée, puis il se montre. Il est historien à la suite de Braudel – leurs voix se superposent –, chef d’un orchestre invisible derrière son pupitre, gardien discret mais prophétique du musée du cinéma qui est aussi le « musée du réel », ou lui-même une image à égalité des autres. Il aligne les aphorismes : « L’image est d’abord de l’ordre de la rédemption, celle du réel », « le vrai cinéma, c’était celui qui ne peut se voir » ou, faisant la leçon à une jeune femme qui quitte son musée déçue, livre cette mise au point définitive à propos de la politique des auteurs : « D’abord les œuvres, les hommes ensuite ». « Quand même, Becker, Rossellini, Melville, Franju, Jacques Demy, Truffaut, vous les avez connus », l’interpelle-t-elle. « Oui, c’étaient mes amis. » Et il veille sur ces amis disparus, comme sur les traces laissées, sur les éblouissements rêvés, sur les souvenirs réinventés, travaillant finalement avec son cœur, en captif amoureux.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°537, juillet-août 1999)
Histoire(s) du cinéma 3B : Une vague nouvelle (1998) De Jean-Luc Godard