Le précédent film d’Abderrahmane Sissako s’intitulait La Vie sur terre. Ce pourrait aussi être le cas d’En attendant le bonheur, tant rien ne change vraiment dans la méthode à la fois précise (dans le cadrage et l’assemblage des parcelles de temps habitées) et sensible au hasard (à tout ce qui peut contrarier le scénario préalable) du cinéaste africain. Mais le lieu de vie sur terre où il a choisi cette fois de s’installer est très particulier : c’est un espace de transit, une ville-étape pour les candidats au départ vers l’Europe, un endroit où, bien qu’à l’arrêt, ils sont déjà partis, et pas encore arrivés. Mais, à Nouadhibou, certains sont aussi chez eux, et voués à y rester. D’où un écart tenace entre les différents personnages, qui sont bien dans le même lieu, mais pas dans le même temps, dans la même perception de la place que tiennent les moments filmés par Sissako dans l’histoire de leurs existences.
En attendant le bonheur repose essentiellement sur la rencontre de deux regards. Le premier est celui d’Abdallah, jeune homme venu rejoindre sa mère sur la côté mauritanienne avant de partir de l’autre côté des mers. Abdallah ne parle pas la langue locale, ne connaît pas les coutumes : il est l’étranger de passage, forcé de nouer des liens qui, si son projet de départ n’est pas contrarié, ne sauraient être qu’éphémères. Le second regard appartient à Khatra. Petit garçon aux yeux toujours grands ouverts, il est l’apprenti fréquemment rabroué d’un vieux pêcheur devenu électricien. Lui n’est pas en transit, mais il s’identifie à un lieu d’intense circulation : il regarde, écoute et apprend (en suivant l’enseignement de l’ancien ou en lui désobéissant). L’enfant est ici un récupérateur, avide de s’approprier tout (les objets, les mots) ce qui traîne. Qu’il soit celui qui transporte ou branche les fils pour l’électricien est on ne peut plus logique : à sa manière, Khatra est un corps conducteur, alors qu’Abdallah est le rivage abrupt où les mots et les gestes incompris ne peuvent que s’échouer.
Ces deux regards principaux, que viennent régulièrement en croiser d’autres, tracent, unis ou séparés, le chemin qui mène à la vie de la très hétérogène population de la ville de Nouadhibou. Il y a Nana, la belle jeune femme aux innombrables prétendants, Makan avec ses velléités de départ, une vieille chanteuse et sa très jeune élève, la mère d’Abdallah, ou encore un Chinois que l’on découvre adepte du karaoké (dans une scène en tous points épatante) et qui tentera avec entrain d’emballer Nana. Chacun nous apparaît d’abord dans ses activités ordinaires, que Sissako montre comme autant de prélèvements opérés sur une continuité qui semble indépendante du film. Puis, ils nous reviennent, comme si le cinéaste nous donnait de leurs nouvelles, mais d’une manière extrêmement concrète : il ne s’agit pas de transmettre des informations au spectateur mais de lui permettre de constater que, par exemple, l’apprentie griotte a pris de l’assurance, ou qu’Abdallah a avancé dans la lecture de son livre. Parfois, une séquence prolongée surprend, à commencer par celle où sont installés face-à-face une poignée d’hommes et autant de femmes. On tripote sa ceinture ou on lance son briquet. Les métaphores sexuelles, comme tout dans ce film, trouvent leur place dans les gestes. Comme ici (sur le versant drague collective), chaque scène relève aussi du dispositif fécond, de l’installation ouverte à tous les vents.
Ce que cela produit peut être silencieusement (car retenu, pince-sans-rire) burlesque, comme lorsque Abdallah, en vue de s’intégrer, s’est vêtu d’un costume traditionnel et se retrouve dans une pièce où tout, des housses de coussins aux rideaux, est recouvert du même tissu jaune à motifs que son corps mal à l’aise. Mais cela peut aussi se révéler tragique. Un jour, un homme qui avait voulu s’en aller est revenu, poussé par les vagues. Son cadavre a été retrouvé sur la plage. Tout se passe comme si, autour de l’espace-temps du film, s’élevaient des murs infranchissables. Une femme se souvient du temps qu’elle a passé en Europe. Le grain de l’image se fait plus grossier, comme si ces plans en flash-back étaient d’un autre monde, d’une autre nature, impossibles à relier au présent toujours recommencé du film.
Plutôt que d’attendre la fiction, Sissako fait fictionner l’attente. Et le souvenir, l’espoir, le fantasme, le rapport à tout ce qui n’est pas ici et maintenant, à tout ce qui est craint, désiré ou regretté. A la fois représentations ultra-concrètes et réservoirs de symboles en puissance, les plans d’En attendant le bonheur constituent, ainsi réunis d’une manière qui contredit leur supposé naturalisme, à la fois un tout et la preuve d’une conscience que ce n’est justement pas tout. Ils prennent alors de la valeur avec ce que l’on y projette, dans ce lieu de transit qui pourrait donc sans mal s’appeler La Vie sur terre.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°575, janvier 2003)
En attendant le bonheur (2002) d’Abderrahmane Sissako