Pour le fétichiste qui sommeille en tout cinéphile, Chinatown restera comme le film dans lequel Jack Nicholson arbore un impressionnant pansement sur le nez. Si, acteur dans son propre film, Roman Polanski est crédité comme « l’homme au couteau », Nicholson, impeccable en privé californien, pourrait être vu comme « l’homme au pansement ». Mais aussi comme celui qui retire ce pansement avec l’aide d’une Faye Dunaway surprise de constater que la blessure est bien plus grave que ce à quoi elle s’attendait. Le film lui-même pourrait se réduire à cela : retirer le pansement qui masque les plaies d’une société en décomposition et constater les dégâts. Mais le retirer lentement, ce qui, c’est bien connu, est le plus douloureux. Peu à peu se révèlent alors magouilles affairistes et crimes crapuleux, inceste et manipulations.
A l’image du Rosebud de Citizen Kane, Chinatown, réponse lapidaire qui revient à plusieurs reprises dans le film, est le mot-clé ouvrant la porte d’un passé, qui n’est pas l’enfance comme pour Kane, mais l’époque où Gittes (Nicholson) était flic et où il affrontait, à Chinatown donc, une forme de corruption généralisée. Le film, qui dévoile l’envers d’une société satisfaite, peut se lire, du point de vue de Gittes, comme le retour de Chinatown. Il est donc logique qu’il s’achève par un retour à Chinatown et une explosion de violence ponctuelle qui ne résout rien. Auparavant, comme dans Rosemary’s Baby tourné six ans plus tôt, Polanski aura multiplié les signes, les petits événements laissant imaginer l’horreur de ce qui, soigneusement enfoui, va pourtant refaire surface.
Par son esthétique autant que par la présence, dans le rôle du grand manipulateur, de John Huston, Chinatown veut s’inscrire dans la tradition du film noir. Mais loin de se limiter à la reproduction scolaire des décors et éléments caractéristiques d’un genre défunt, Polanski y apporte son regard et ses obsessions.
(Paru dans Libération du 8 avril 1997)
Chinatown (1974) de Roman Polansk