Pedro Almodovar est de ces cinéastes dont l’émergence est inséparable d’une période bien particulière de la vie d’une ville. Au milieu des années 70, l’Espagne s’éveille d’un long cauchemar plus connu sous le nom de franquisme, et c’est à Madrid que fleurira, une décennie durant, une révolution culturelle et festive, largement nocturne, tout simplement baptisée « le mouvement » : la movida. A Madrid, le jeune Pedro Almodovar, originaire d’un petit village de la Mancha, s’est installé quelques années plus tôt, en 1968. Il y a tourné ses premiers courts métrages underground en Super 8, y est passé au long métrage, y a connu peu à peu la reconnaissance. Aujourd’hui encore, les mots « Almodovar » et « movida » ne se séparent jamais bien longtemps l’un de l’autre. Plus de 35 ans après l’arrivée en ville du cinéaste, en 2004, une partie de l’intrigue de La Mauvaise Education se déroulera d’ailleurs encore dans le Madrid de la movida.
« Quand j’ai écrit Le Labyrinthe des passions, mon désir était de démontrer que Madrid était la première ville du monde, une ville où tout le monde venait et où tout pouvait se passer », déclare le cinéaste à Frédéric Strauss dans ses Conversations avec Pedro Almodovar (Editions des Cahiers du cinéma). Après Pepi, Luci, Bom et autres filles du quartier (1980), Le Labyrinthe des passions (1982) est le deuxième long métrage « professionnel » d’Almodovar. Lorsqu’il évoque Madrid, il s’agit moins de son espace urbain ou de sa vie quotidienne ordinaire que de la foisonnante « scène » madrilène, d’une représentation volontiers outrée, largement fantasmatique et pourtant documentaire car le récit est traversé par la plupart des figures majeures de la renaissance culturelle de la ville : peintres, musiciens, chanteurs, acteurs… Madrid s’identifie à la movida, c’est-à-dire au mouvement. L’amour de cette ville prend ici la forme de sa réinvention, de son appropriation transformatrice par l’énergie collective qui s’y exprime alors depuis quelques années. Inutile de s’attarder à filmer les rues puisque Madrid et Le Labyrinthe des passions ne font qu’un, ville et film « où tout le monde [vient] et où tout [peut] se passer ».
Dans cette période du début des années 80 où Almodovar se plaît à saisir l’« ici et maintenant » de la ville, son esprit au présent par la mise en scène partagée de l’artifice plutôt que par l’enregistrement d’une réalité maintenue à distance, il est pourtant un film qui ressemble à une exception. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? (1984) se donne en effet comme le récit feuilletonesque, au jour le jour, de la vie de quelques personnages dans une cité de la périphérie de Madrid aux immeubles passablement délabrés. Film comparativement le plus « néoréaliste » de son auteur, mélodrame dont les excès (narratifs et visuels) découlent toujours en droite ligne du plus contingent, du plus matériel et quotidien dans la vie de ses personnages socialement peu favorisés (un chauffeur de taxi, une femme de ménage, un jeune dealer d’herbe…), Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? repose sur une vision beaucoup moins optimiste de la ville. Les HLM madrilènes sont ici constitutifs d’une communauté qui ne s’est pas choisie, d’un groupe humain qui subit l’espace urbain sans espoir de le reconstruire à son idée, de lui imposer son mouvement. Avec ce paradoxe que, pour le provincial Almodovar, dans la plus naturaliste de ses représentations de la ville résonnent discrètement les souvenirs d’une enfance sérieusement étriquée à la campagne. Car la grisaille pluvieuse de ces tristes immeubles est aussi métaphorique, qui suggère un possible renversement de perspective : si l’énergie des figures de la movida, portant en elle-même la ville, peut à la limite dispenser de la filmer sans qu’elle soit pour autant moins présente, l’enregistrement frontal d’une réalité urbaine est aussi porteur d’éléments exogènes. Si l’idée peut se faire ville, la ville peut aussi se faire idée.
De ce constat découle partiellement un autre rapport à la ville qu’Almodovar met en scène à plusieurs reprises dans son œuvre et sur lequel il se concentre entre la fin des années 80 et le début des années 90. Dans Femmes au bord de la crise de nerfs (1988) et Attache-moi (1989) en particulier, il prend le parti d’un lieu quasi unique reconstitué en studio où il laisse libre cours à son goût pour le design coloré. L’espace du film devient un îlot dans la ville, mais celui-ci est loin de fonctionner en autarcie. Au contraire, le récit semble obéir à une force centripète et la vie urbaine se trouve comme attirée, projetée dans cet espace où Almodovar a choisi de raconter son histoire. Ce que l’on voit de la ville en tant que telle n’est, en termes matériels, qu’un assemblage de maquettes et toiles peintes qui, dans une perspective un rien faussée, semblent à la fois soutenir et enfermer l’espace du récit, par la fenêtre ou au balcon, à égalité avec les films ou les émissions que diffusent occasionnellement des postes de télévision. Immeubles et images encerclent l’espace théâtral en forme de scène révélatrice centrale, lieu qui n’existe qu’en relation avec cette ville qui y pénètre non seulement par la puissance du décor, mais aussi par le biais des corps désirants des personnages qui lui appartiennent inévitablement.
Dans cette optique, Kika (1993) est à la fois un virage et un aboutissement. Dans ses Conversations avec Frédéric Strauss, Almodovar est on ne peut plus explicite quant à l’idée directrice du film : « Les personnages vivent un véritable enfer, comme si le film se passait après la troisième guerre mondiale, la vie dans les villes est devenue une vraie torture, ce que je crois réellement, et l’unique façon de survivre est d’avoir une bonne disposition. » Le paradoxe apparent, une nouvelle fois, est qu’alors même que la ville devient sujet et que l’angoisse qui s’y exprime est tout à fait actuelle, Almodovar n’opte pas pour le tournage en décors réels ou pour la reconstitution luxueuse en studio d’un cadre urbain particulier mais fait au contraire un pas supplémentaire vers l’abstraction en privilégiant le mariage de l’idée et de la sensation pour donner à expérimenter une manière de jungle métallique mentale. L’approche s’apparente alors à un renversement des principes à l’origine du Labyrinthe des passions : la ville s’exprime sans être prise comme objet d’observation documentaire, mais plutôt comme moteur vital, comme inéluctable déterminant contemporain. Mais alors que celui-ci se révélait furieusement positif au temps de la movida, la ville donne naissance, une décennie plus tard, à une énergie noire.
Au lendemain de Kika, le cinéma d’Almodovar opère un virage impressionnant, qui passe en grande partie par l’évolution de son rapport à la ville. Tournés en décors réels, La Fleur de mon secret (1995) et En chair et en os (1997) sont d’abord des films madrilènes, dont l’intrigue est inextricablement liée à la relation qu’entretient le cinéaste, sur la voie de la maturité, avec sa ville d’adoption. Si les scènes-clés des films d’Almodovar se déroulaient jusqu’alors en intérieur, ils s’inscrivent désormais dans les rues, sur les places, sur les trottoirs de Madrid. C’est l’accouchement dans un bus, la nuit de la proclamation de l’état d’exception par le régime franquiste, en ouverture d’En chair en en os. Ou la joie retrouvée, en compagnie d’un homme, de l’héroïne de La Fleur de mon secret sur la Plaza Mayor. Ou encore l’accident de voiture, à la sortie d’un théâtre, de Tout sur ma mère (1999). Sans parler de Parle avec elle qui, s’il comporte, avec l’hôpital, un nouveau lieu central, ne cesse, à travers la fiction, d’en redéfinir la place dans la ville, qui n’est pas donnée une fois pour toutes. Pour Almodovar, filmer les bâtiments, la rue de plus près, c’est aussi se rapprocher des personnages, la ville s’imposant comme concentré architectural d’histoire humaine.
Cette nouvelle approche s’accompagne d’une importance croissante des trajets, des passages d’une ville à une autre, devenus moteurs essentiels du récit. Comme si, depuis une dizaine d’années, les films du plus grand cinéaste madrilène actuel ne cessaient d’affirmer qu’il n’a pas toujours été d’ici. Avant La Mauvaise Education, qui rejouera sur un nouveau registre l’arrivée à Madrid d’Almodovar, Tout sur ma mère repose en grande partie sur l’opposition entre la capitale espagnole et Barcelone, ville où retourne la femme dont l’enfant vient de mourir, dix-sept ans après l’avoir quittée. Déjà présente dans Talons aiguilles (1991, où Madrid était alors le point d’arrivée pour la chanteuse incarnée par Marisa Paredes), cette figure du retour s’est peu à peu imposée comme l’un des éléments les plus marquants du cinéma d’Almodovar. Dans La Fleur de mon secret, dans Tout sur ma mère, dans La Mauvaise Education, c’est même d’un retour au village qu’il s’agit. Un retour évidemment sentimental pour l’homme de la Mancha, mais un retour qui n’en pas moins théorique, car la ville n’existe, chez Almodovar, que par son dialogue avec ce qu’elle n’est pas.
(Paru dans La Ville au cinéma, Editions des Cahiers du cinéma, 2005)