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Au départ, il y a un homme, un mathématicien solitaire dont l’appartement sordide abrite un ordinateur artisanalement modifié qui semble se répandre en excroissances approximatives jusqu’à occuper tout l’espace. Ce nerd ébouriffé figure un nouveau type de savant fou, autiste et paranoïaque, dont l’existence se réduit à une quête obsessionnelle, celle d’une formule, ou d’un nombre, qui lui permettrait de décoder l’évolution des cours de la bourse, mais qui serait peut-être bien plus que cela : la clé de tous les systèmes, de tous les événements terrestres, peut-être la loi de l’univers ou le véritable nom de Dieu – tant qu’à se choisir un macguffin, autant ne pas lésiner sur les moyens. Plus il s’approche de la solution, plus les choses lui résistent : les migraines récurrentes qui le terrassent deviennent plus violentes, la multinationale qui lui a offert son assistance technique le traque, le cabaliste affable qui rêve de découvrir le même nombre en décryptant la Torah se révèle l’envoyé d’une secte fondamentaliste. Pi est le film d’une conscience malade, rongée par une idée fixe, comme retenue prisonnière dans le no man’s land heurté qui séparerait la vie (des fragments de réel, toujours perçus comme de terribles agressions, viennent régulièrement lui exploser à la figure) de sa compréhension, supposée être une libération.

Tout, dans la mise en scène de Darren Aronofsky, dont Pi est le premier film, concourt à créer une atmosphère claustrophobe, à construire un monde où personnage et spectateur sont pareillement enfermés. Il y a ici peu de lieux, qui paraissent tous aussi peu habitables, la caméra tressaute, les plans se raccourcissent, les faux raccords abondent, la photo noir et blanc est fréquemment surexposée. Qui plus est, en phase avec le sujet et avec la musique qui accompagne le film (des morceaux répétitifs d’artistes techno bruitistes comme Autechre et Aphex Twin), des phrases en voix off sont ressassées (« Quand j’avais six ans, ma mère m’a dit de ne jamais fixer le soleil »), des visions (une silhouette sur un quai de métro, du sang qui coule) et des scènes entières se répètent (des séquences au sens mathématique du terme) tout en se voyant gratifier d’éléments supplémentaires. Très structuré, le récit semble ainsi à la fois s’enrouler sur lui-même et se déployer sans jamais pouvoir rompre avec son centre fiévreux – cet appartement où l’homme et la machine sont si près d’échanger leurs modes de fonctionnement, le cerveau du premier, qui peut effectuer de tête n’importe quelle opération mathématique, devenant le réceptacle de la formule cachée alors que la seconde, colonisée par des insectes, se couvre d’étranges sécrétions avant de rendre l’âme en découvrant le nombre recherché, à l’instar de l’homme qui paraît disjoncter à chaque migraine.

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Le film navigue dans ces zones incertaines où le fantasme et le réel entrent en collision pour se contaminer mutuellement, pas si loin de certains films de Lynch ou de Cronenberg, voire de De Palma. L’enjeu est alors de sortir de cette spirale cauchemardesque dont le mouvement s’accélère, et d’être enfin en mesure de fixer une image, n’importe quelle image. Ce qui, dans Pi, ne se produit qu’au tout dernier moment lorsque, après avoir retiré (au moyen d’une perceuse…) le chiffre tant désiré de son cerveau, le personnage se retrouve heureux car ignorant, donc délivré : le monde n’est plus un lieu dangereux car il ne le voit plus comme tel. « Je ne sais pas », sera sa réponse souriante à la fillette qui persiste à tester, calculette en main, ses capacités en arithmétique.

Cette façon semi ironique de clore un film noir déguisé en fable métaphysique fin de siècle est malheureusement révélatrice de sa faible portée. Très maître de ses effets, Aronofsky sait créer un univers sauvage et morcelé où chaque apparition est ressentie comme une monstruosité, une menace potentielle, et imposer une vision déformée du monde où le doute quant à ce qui se déroule réellement s’immisce peu à peu, le réel n’étant perçu qu’à travers le filtre de l’obsession paranoïaque de son personnage. Mais, une fois la machine lancée, le film ne produit rien de plus que ce que son programme laissait imaginer, avec une incontestable cohérence mais sans jamais ni dépasser ses présupposés ni les pousser jusqu’au point de rupture. Une structure efficace mais stérile, donc. S’il tranche heureusement avec l’ordinaire ronronnant du cinéma indépendant américain, Pi, que beaucoup ont comparé à Eraserhead, n’est pas l’Ovni expérimental torturé et la révélation majeure annoncés. Il est cependant travaillé par quelques questions cinématographiques essentielles qui incitent à attendre quand même avec de réels espoirs les prochains films de son réalisateur.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°532, février 1999)

Pi (1998) de Darren Aronofsky

Erwan Higuinen

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