Scarface

Scarface

Scarface n’est pas Scarface. Entre le film de Hawks et le remake de De Palma, un demi-siècle s’est écoulé et bien des choses ont changé, à commencer par le cinéma. L’alcool est devenu cocaïne, l’Italien un Cubain, et l’intrigue s’est déplacée de Chicago à Miami. Surtout, si l’ambitieux truand cherche toujours à plier l’univers à ses désirs, tout ce petit monde a perdu de sa spontanéité. Chez Hawks, Paul Muni empoignant sa première mitraillette laissait éclater une joie de gamin qui découvre un nouveau jouet. Rien de tel chez De Palma, où Al Pacino est toujours déterminé, presque cynique, à l’image d’une mise en scène très consciente de ses effets et de son travail (de répétition, de déformation) sur les motifs du cinéma classique, jusqu’à l’excès théâtral, la surcharge colorée, la tâche de sang qui déborde des figures géométriques. Les rêves aussi ont changé, et le héros emprunte son leitmotiv (« The world is yours ») à une pub de la Pan Am. Il se conforme à de nouveaux modèles et, mis en musique par Giorgio Moroder, le film de gangsters années 80 ressemble à un Miami Vice fier de sa trivialité à paillettes.

On dit souvent que, chez Brian De Palma, tout est affaire de mise en scène. Mais le diptyque Scarface (1983) – L’Impasse (1993) prouve qu’il fait aussi un cinéma de personnages, lesquels partagent une obsession: envers et contre tout, ces monstres névrosés rêvent d’une retraite paisible, d’une vie ordinaire ­ celle-là même qui fait si peur aux héros de Scorsese. C’est le fil conducteur paradoxal et secret de Scarface, cette progression de la lassitude qui sera le sujet même de l’Impasse. Dans les deux films, Pacino meurt d’avoir eu pitié (ici d’une famille, là d’un petit caïd), de n’avoir pas tué, de s’être révélé trop humain. Derrière ses outrances de barbare trop cultivé, l’auteur de Blow Out est un sentimental. La vie est un cauchemar, Scarface plastronne, titube, verse une larme et s’écroule en hurlant. De Palma, de son côté, rit jaune.

(Paru dans Libération du 20 juin 1998)

Scarface (1964) de Brian De Palma

Erwan Higuinen

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