Seul sur sa tondeuse des semaines durant, Alvin Straight est un autre homme éléphant, aussi fragile que le héros malheureux de The Elephant Man. De l’éléphant, il possède aussi la mémoire sans faille, celle d’un siècle américain. Potentiellement ridicule, il ne provoque pourtant, chez ceux qu’il rencontre, jamais le rire ou la pitié, tout juste produit-il un effet de sidération sereine. Dans les films de David Lynch, les excentriques ont presque toujours été les bienvenus – que l’on se remémore la galerie de personnages hors-normes de la série Twin Peaks. Et ce vieillard fatigué au regard brillant, simplement convaincu d’agir de la façon la plus raisonnable qui soit, est peut-être le plus étrange de tous, le plus décalé, qui part de chez Lynch pour aller (se re)voir ailleurs. En apparaissant dans sa lente détermination, Alvin modifie l’équilibre du lieu qu’il va habiter pour un temps. Il transporte son monde avec lui – la remorque que tire sa tondeuse – et invite les autres à s’y poser pour une conversation qui tournera à l’échange d’histoires. Il fait à la fois office d’accoucheur et de pacificateur. Puis l’homme ramasse ses affaires et reprend la route.
The Straight Story semble a priori aux antipodes des précédents films de Lynch. A sa façon étonnamment harmonieuse, il constitue pourtant une manière d’aboutissement de l’œuvre lynchienne. Comme son personnage, le cinéaste oublie les virages à angle droit et choisit d’avancer en ligne, ce qui le conduit naturellement plus loin. Le film avec lequel The Straight Story affiche l’air de famille le plus évident, mais des générations plus tard, est l’autre road-movie réalisé par Lynch, le très contesté Sailor et Lula. On se souvient des flammes omniprésentes, de la ligne jaune de la route qui défile à grande vitesse lors des fuites nocturnes des deux amants. Et de la rencontre traumatisante d’une jeune femme victime d’un accident, qui meurt dans leurs bras. Dans The Straight Story, une autre femme est impliquée dans un accident de la route, mais celui-ci ne coûte la vie qu’à un daim. La caméra suit aussi la ligne jaune, mais à la vitesse d’une tondeuse à gazon. Et Alvin le précise bien à l’une de ses rencontres de fortune : il ne roule jamais la nuit. On peut ainsi voir en The Straight Story un double diurne, lumineux, de Sailor et Lula. Le positif qui succède au négatif. On a regardé le monde, pris la photo, développé la pellicule pour obtenir le négatif. Reste simplement à procéder au tirage de cette photo. Là réside justement le travail de Lynch et de son personnage. Tirer – la photo, la remorque, les choses au clair. Au cours de son long voyage, au fil du temps, Alvin s’arrête souvent, pour se reposer ou contraint par une panne. L’espace s’élargit alors, les scènes se déplient, se développent. Non dans le sens d’une accumulation d’énergie, d’une montée de la tension devant inéluctablement conduire à l’explosion (violente, sexuelle) comme dans Sailor et Lula, mais d’une exposition paisiblement progressive de tout ce que la scène recèle, jusqu’à ce que l’épuisement de ses possibilités, qui est ici synonyme d’entente trouvée, donne le signal du départ. Le film recommence alors à tirer la ligne qui reliera deux morceaux d’Amérique, qui reliera deux frères. Cette ligne qui, chez Lynch, a succédé au ruban de Moebius. Mais c’est une ligne qui possède une courbure secrète et qui dessinera finalement une boucle, surtout pas une fuite en avant. Le départ d’Alvin est aussi un retour. Aux origines, à soi.
Depuis toujours, chez David Lynch, les personnages vont par deux. Une question d’arithmétique : à chacun son double ou sa moitié. On se multiplie ou on se divise. Deux femmes à donner immanquablement le vertige dans Lost Highway, et un homme surgi de nulle part qui se substitue à un autre. Une mère incestueuse et une petite amie très midinette dans Blue Velvet. Un homme et une femme qui se complètent spectaculairement dans Sailor et Lula. Dans Twin Peaks (« les pics jumeaux ») aussi, chaque personnage est associé à un autre, son frère ou son contraire et, au cours de l’ultime épisode de la série, en entrant finalement dans la Black Lodge, l’agent Dale Cooper rencontre son double négatif, qui en sortira à sa place. Alvin Straight, lui, doit rejoindre son frère, qui est aussi son alter ego. Entre eux s’est peu à peu creusé un gouffre, dans l’espace et dans le temps (dix ans sans se parler). Un trou qu’il va falloir s’employer à combler, en voyageant là aussi à travers l’espace et le temps. Alvin rencontre une adolescente (l’une des ses filles ?), un couple marié (le sien ?), un prêtre (celui qui le mettra en terre ?) et quelques autres. Dont un autre double possible, un vieil homme à qui il raconte un souvenir obsédant de la Seconde Guerre mondiale, lorsqu’il a tué par accident l’un de ses compagnons – Alvin se confesse, le vieillard rencontré figure ce que serait peut-être devenu l’homme que notre voyageur a tué s’il avait survécu. A ce moment, la tondeuse est en panne, immobilisée pour quelques jours, et ce sont justement deux jumeaux qui la réparent. Alvin Straight va vers les autres et les autres viennent à lui. Il leur offre une chaise et ils le rejoignent au coin du feu, serait-ce aux abords d’un cimetière. Mais, dans The Straight Story, on ne craint plus les fantômes. Un double mouvement se met en place. Peu à peu, Alvin s’approche de son frère. La figure sera bientôt achevée.
Car Alvin Straight est un homme incomplet. Il est absent des tout premiers plans du film. Sa fille est partie faire une course, une femme s’installe au soleil pour bronzer. Un vieil homme le cherche, cogne à sa porte, crie son nom. Sur le sol de sa cuisine, Alvin gît. Celui qui, bientôt, sur la route, tirera sa maison-remorque derrière lui, est tombé sur le dos et ne peut se relever, telle une tortue cacochyme. On craint un malaise, mais ce n’est qu’une banale chute. C’est son frère – on l’apprend juste après – qui a eu une attaque. Le marcheur qu’Alvin refuse d’adopter malgré les conseils de son médecin, c’est son frère qui l’utilise lorsque, à la toute fin du film, il sort de sa maison pour accueillir Alvin. Hypothèse : Alvin a bien eu une attaque, il est mort, ou mourant, et il rêve, délire la traversée d’une route regorgeant de signes de son passé et, en même temps, se réconcilie avec le monde. Alvin est son frère, la moitié d’une entité soudain présentée comme séparée, il doit se faire à cette idée, son esprit enfante un univers à la limpidité légèrement irréelle. C’est un mort qui raconte l’histoire – on se souvient que, parmi ses films favoris, Lynch cite souvent Sunset Boulevard. Alvin fait le grand voyage. The Straight Story est un autre Lost Highway. Deux corps différents, deux identités aux yeux d’un monde qui ne comprend pas, mais un seul homme dédoublé qui doit se recomposer, qui travaille à son unification. Mais le chemin n’est pas le même, la confusion a cédé la place à une détermination sans faille sur une voie déjà tracée. Après l’autoroute perdue, voici la route retrouvée.
Si, chez Lynch, l’homme se dédouble, c’est aussi le cas du monde. Un passage s’ouvre et l’on bascule dans une autre dimension de ses films-cerveaux schizophrènes. The Straight Story semble d’abord exempt de cette menace-tentation. A trois reprises au moins, pourtant, l’autre côté, le monde noir se rappelle à Alvin – et au spectateur. Les premiers plans du film présentent la petite ville de Laurens, Iowa, la porte d’un bar, un jardin, une maison. Les mouvements de caméra semblent à la fois ralentis et tendus, comme inquiets, en quête d’un passage. Ce pourrait être Twin Peaks, ou la ville de Lumberton (Blue Velvet). Et puis non : ce n’est pas un endroit où l’on va pénétrer, mais le lieu d’où le film partira. Dans ses autres films, Lynch s’emparait du familier pour le révéler mystérieux, inquiétant, hanté. Depuis, cette étrangeté nous est elle-même devenue familière. Cette fois, le cinéaste fait donc le contraire. Il prend les choses à l’envers, ou les remet à l’endroit : le Lynch-monde est là, dans un contre-champ virtuel dont il s’agit de s’éloigner, qu’il faut tenir à distance. Même s’il réapparaît parfois.
Alors qu’il n’est plus très loin de chez son frère, Alvin entre dans un café, commande sa première bière depuis des lustres et s’enquiert de la route à prendre. A nouveau, le temps paraît suspendu, les corps englués, mais Alvin sortira et la langueur ne s’installera pas. Ce qui compte, c’est de pouvoir repartir, à son rythme, sans douter, comme la tortue de la fable. Plus tôt, les freins de la tondeuse ont lâché et le vieil homme dévale une colline bien plus vite qu’il ne le voulait. Sur sa droite, au bout de la route, des pompiers se livrent à un exercice d’entraînement autour d’une maison en flammes. Le montage se fait saccadé, le regard paniqué d’Alvin surgit dans une succession de gros plans instables. Il a vu le feu, la vitesse l’a rattrapé, Sailor et Lula n’est pas loin. Mais si le feu était le moteur de ce film, s’il revenait aussi dans le film Twin Peaks (sous-titré Fire Walk With Me), il n’est ici qu’un flash que l’on aperçoit du coin de l’œil. Si l’arrêt est à la fois une chance – car il permet seul la rencontre – et une menace – celle de se faire rattraper par les noires créatures lynchiennes –, la vitesse est un autre danger car à cet instant revient l’autre monde, infernal, celui que le cinéaste a souvent représentés. Mais Alvin doit aussi s’y confronter, ne serait-ce que pour un instant. C’est à cette seule condition qu’il pourra achever sa traversée du Styx. Et atteindre enfin, pour la toute première fois chez Lynch, l’autre rive du fleuve des enfers.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°540, novembre 1999)
The Straight Story (Une histoire vraie, 1999) de David Lynch