En 1989, le cinéma de Tim Burton bascule dans une autre dimension. Après un tournage londonien qui n’a pas été de tout repos, son Batman passe l’été au sommet du box-office américain, où il récolte plus de 250 millions de dollars – un total considérable pour l’époque. Mais s’il attire les foules, le premier blockbuster de l’ex-marginal de Burbank divise. En France, sa présence en couverture du numéro de rentrée des Cahiers du cinéma suscite les foudres de bien des lecteurs. Quant aux fans du justicier de Gotham City, ils se sont difficilement fait à l’idée que leur héros soit incarné à l’écran par le très ordinaire – pensaient-ils – Michael Keaton. Dont la prestance en costume d’homme-chauve-souris a fini par les rassurer, même si l’on imagine sans mal la douleur qu’ils ont pu ressentir au moment de le découvrir, en Bruce Wayne, flottant dans son costume gris, rendu fébrile par son entrée dans un appartement féminin.
On a beaucoup dit que le film de Tim Burton s’intéressait davantage au personnage du Joker, interprété par un Jack Nicholson électrique, qu’à celui de Batman. C’est incontestable, à quelques nuances près, mais ce n’est qu’une partie de la vérité. Le Joker n’est pas exactement l’envers ou le double de Batman mais une figure par essence contradictoire, un corps conducteur à la polarité changeante, une force de vie autant que de mort qui introduit du désordre dans un monde ensommeillé. Tel un lecteur trop consciencieux de Thomas de Quincey (De l’assassinat considéré comme un des beaux arts), il se revendique « artiste-assassin ». Performeur flamboyant – voir sa virée destructrice au musée sur la musique de Prince où seule une toile hantée de Francis Bacon gagne son indulgence –, cet apôtre d’une « nouvelle esthétique » (pour rire ? Mais tout est pour rire !) est aussi un grand gamin jaloux. « D’où sort-il tous ces jouets merveilleux ? » pleurniche-il à la vue des gadgets de Batman. Le Joker est un Pee-Wee Herman qui aurait vraiment mal tourné, un toon lâché au milieu des humains – si ses décors sont influencés par l’expressionnisme allemand, le film de Burton, qui œuvra chez Disney, est aussi un quasi-contemporain de Qui veut la peau de Roger Rabbit ?
Qui veut la peau du Joker ? Tout le monde et d’abord lui-même. Celle-ci n’est d’ailleurs plus ce qu’elle était. Son visage est devenu celui d’un clown blanc au rictus figé après sa chute dans une cuve d’acide qui aura été son bain révélateur. Il en est sorti littéralement révélé, à lui-même et aux autres dont il fait goulûment son public. Il en est sorti développé, multiple, sauvage, déchaîné. Au cours d’une scène où il entend parler de Batman aux informations, il est celui qui brise le téléviseur (avec un gant de boxe télescopique) là où son triste rival, retiré dans sa cave obscure, joue les observateurs pensifs devant une douzaine d’écrans. Plus tôt, en Bruce Wayne, ce dernier invitait la belle Vicki Vale (Kim Basinger) à dîner et l’installait à l’autre extrémité d’une table interminable. Le Joker est celui qui gomme la distance. Qui ouvre portes et fenêtres et fait entrer la vie – quand bien même ce ne serait que pour une dernière et délirante danse macabre avant l’extinction définitive des feux. Ce que montre ainsi le film, ce n’est pas la manière dont Batman libère Gotham du Joker mais comment ce dernier libère le supposé héros de lui-même (de ses peurs, ses habitudes, ses impuissances) : comment le fou désaliène le juste. Ce n’est ni « Bas les masques ! » ni « Surtout ne nous dévoilons pas ». C’est plutôt : « Allons tous ensemble à la fête sans laisser au placard nos petits monstres personnels qui ne demandent pas mieux que de se montrer un peu. »
La grande idée de Burton est là : ne pas faire de Batman la figure centrale de son film (contrairement à Christopher Nolan lorsque, une quinzaine d’années plus tard, il se penchera sur l’origine du personnage dans Batman Begins) mais une ombre évoluant à la périphérie et qui finira jetée presque malgré elle au milieu de l’arène. Ne pas présenter le super-héros comme un homme avec des pouvoirs en plus mais, au fond, avec quelque chose en moins. Il est l’autre petit garçon, celui qui – un flash-back stylisé le révèlera à ceux qui ne connaissent pas la BD – a vu son existence coupée en deux (au milieu : un gouffre) par le meurtre de ses parents. Il était le gamin trentenaire qui, à la nuit tombée, disparaissait sous sa panoplie sans même oser s’en amuser. Et puis un jour, les cartes ont été redistribuées. Il a tiré un joker. Et s’est remis à jouer.
(Paru dans Les Inrockuptibles, hors-série « Tim Burton – Des monstres & des hommes », mars 2012)
Batman (1989) de Tim Burton
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