A tombeau ouvert

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Frank (Nicolas Cage), ambulancier à bout de nerfs, parcourt chaque nuit les mêmes rues new-yorkaises, dans Hell’s Kitchen, quartier où l’on meurt beaucoup. Scorsese nous plonge au cœur de la mêlée, nous empoigne pour ne plus nous lâcher, nous enferme, nous secoue. Si A tombeau ouvert produit un tel choc, c’est que ce film est tout sauf l’œuvre monumentale d’un cinéaste installé qui se reposerait sur sa virtuosité. Plutôt un récit classique, avec tout ce que cela implique de direction du spectateur appelé à s’identifier au héros dévalué, mais tordu, malmené, renversé par la mise en scène. Quelque chose d’obscur ronge A tombeau ouvert, qui en tire sa beauté.

On peut voir le film comme un drame en trois actes. Trois nuits se suivent et se ressemblent. Chaque soir, mal éveillé d’un sommeil trop bref, Frank arrive au bureau, se voit attribuer un nouvel équipier et monte dans son ambulance. Puis il part dans la nuit, d’une fusillade à un accident, ballotté d’une cour des miracles à une autre, pour repasser par l’hôpital à intervalles réguliers. C’est le même circuit, il revoit toujours les mêmes lieux, les mêmes visages, les mêmes corps souffrants. Il y a Noel, le cinglé présumé à l’étrange maladie (il a soif mais boire lui est interdit), Oh le clochard malodorant, une poignée de prostituées, etc. Certains ne sont qu’aperçus, de quelques autres subsiste une trace plus profonde. La mission – que l’on peut entendre au sens religieux du terme – de Frank est moins de les sauver que de les empêcher de mourir. Et moins de leur offrir ce sursis que, simplement, de vérifier qu’ils sont encore là, qu’ils occupent toujours leur place, même dans un sale état. L’un des plans les plus émouvants du film est ainsi celui où Frank, venu revoir un vieil homme qu’il avait conduit à l’hôpital après l’avoir ressuscité, remarque que son lit n’est plus là, que l’espace est vide. L’horreur vient de ce que la répétition ne cesse que lorsque lui succède la disparition (la découverte de la place vide). A tombeau ouvert s’apparente à un film de guerre, de ceux qui se focalisent sur les simples soldats. Impuissant, l’ambulancier regarde les corps tomber, autour de lui. Il semble n’y avoir ni avant ni après : en refusant de s’élever au-dessus de ses personnages tourmentés, Scorsese crée un éternel présent. Dans l’espace comme dans le temps, le monde se résume à l’action qui, à quelques « miracles » près (filmés comme tels : des exceptions), n’est que constatation par Frank de son impuissance, de la mort des autres et de sa propre survie.

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Dans Un jour sans fin d’Harold Ramis, Bill Murray revivait sans cesse la même journée. Mêmes lieux, rencontres, événements… Lui seul en prenait conscience, comme de l’absurdité de sa nouvelle existence : si tout se répète à l’infini, si les actions n’ont aucun poids, si rien ne daigne changer, il ne reste plus qu’à sombrer dans la folie. Là est la tragédie. A tombeau ouvert, c’est un peu « Une nuit sans fin ». Comme dans le film de Ramis, c’est une femme qui permettra peut-être de rompre le cycle. Patricia Arquette joue cette femme, fille du vieil homme en arrêt cardiaque, une apparition fuyante qui semble d’abord n’être que douceur insondable. Elle revient, Frank lui parle, puis cherche à s’accrocher, la suit, court à son secours, aussi. Car Frank, on l’aura compris, est un homme seul. Ses coéquipiers ne sont d’aucune aide : chacun s’est trouvé un mode de fonctionnement compensatoire afin de simplement sauver sa peau (drogue, dérision, violence libératrice… – pour Frank, ce serait plutôt l’alcool). Quant aux malades, aux blessés, aux employés de l’hôpital, ils ne sont que croisés, souvent mais à chaque fois pour peu de temps. Le drame de Frank est classique chez les personnages de Scorsese : il est un spectateur qui ne peut devenir acteur (ou qui ne devient qu’un mauvais acteur, et encore pas longtemps). Comme ce premier sillonneur de rues qu’était le Taxi Driver, comme beaucoup d’autres, comme Kundun tout récemment. Maintenu à distance, impuissant, il ne peut agir que marginalement sur la vie des autres.

Axiome scorsesien : celui qui voit a des visions. Une nuit sans fin, la nuit des morts-vivants. Comme dans le film de George Romero, les morts sortent de leurs tombes pour venir hanter les vivants. Pire : très vite, comme admis dans l’esprit de Frank, on ne sait plus qui est mort et qui est vivant face à ce peuple de zombies à la dérive dont l’ambulancier, bien qu’a priori extérieur à eux, est le plus troublant spécimen. Dans la rue, face à une femme, surtout s’il s’agit d’une prostituée, il croit en voir une autre : Rose (est-elle vraiment morte ? En est-il responsable ?). Le temps d’une séquence terrifiante, Scorsese montre des mains qui surgissent du sol pour saisir Frank, des cadavres qui tentent de revenir à la surface. Le plan n’est pas ici l’enregistrement d’une réalité unique et incontestable, mais l’endroit où les contraires se superposent, le lieu de l’hétérogénéité. Frank est un homme-cinéma à la mémoire infinie, l’écran sur lequel se projettent, en une horrible surimpression, le présent et les passés. Il doit porter les morts, ils l’accompagnent, ils sont sa croix.

Peu à peu, de plus en plus chaque jour, Frank se dégrade physiquement. Ses gestes paraissent mal assurés, son corps se fait lourd, ses yeux sont rouge et gonflés. La frustration s’accumule : dans ce circuit ininterrompu, il paraît toujours arriver trop tard. Deux mouvements contradictoires s’opposent : autour de lui, tout s’accélère (voir les plans de virées ambulancières montrés en « avance-rapide ») alors qu’il voudrait ralentir, que son corps semble s’affaisser. Scorsese travaille en sculpteur de l’énergie, en réorganisateur du chaos. A tombeau ouvert est le film de la saturation. Son incroyable énergie ne saurait être dépensée librement, son surplus ne peut même plus être évacué par des actes « gratuits » (lorsqu’il se laisse aller in extremis, encouragé par le fou Noel, à casser la vitre d’une voiture, le visage de Frank montre plus d’étonnement que de rage satisfaite). L’énergie est stockée, emprisonnée dans le corps de Nicolas Cage, acteur de la présence nerveuse et de l’élan contrarié. L’explosion pourrait être une solution, mais la lassitude gagne le personnage et le risque est plutôt qu’il s’effondre sur lui-même, ou qu’il implose. Car, si Frank conduit son ambulance, ce n’est pas lui qui va aux choses mais les choses (les corps, les visages, les gestes, les cris, le sang…) qui viennent à lui, qui s’agrègent à lui, l’attaquent et le complètent simultanément. C’est en cela qu’il est une figure monstrueuse, l’ultime mort-vivant, l’élu et le condamné à la fois, un saint et un martyr.

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L’évidente dimension religieuse de ce film au scénario signé Paul Schrader, avec qui Scorsese n’avait pas travaillé depuis La Dernière Tentation du Christ, ne surprend pas. Mais, depuis leur dernière collaboration, le cinéaste a réalisé Kundun, film mal-aimé qui, avec le recul, fait figure d’étape indispensable dans l’évolution de son travail. Alors que Frank souffre de ne pouvoir sauver tous ceux qu’il rencontre, il accepte finalement de « laisser mourir » le vieillard, qui ne demandait rien d’autre. A l’opposé de sa fonction, mais en phase avec son désir profond : s’arrêter, sauter en marche du train fantôme lancé jusqu’au bout de la nuit. Pas trace ici de la fascination réversible que l’on devinait chez le héros d’After Hours, film avec lequel A tombeau ouvert possède pourtant plus d’une similitude. Homme en guerre, Frank ne cherche que la paix, le repos. C’est-à-dire le néant plutôt que le trop-plein, presque le nirvana bouddhiste, à ceci près qu’il ne s’agit pas ici d’une aspiration spirituelle mais d’un appel désespéré du corps et de l’esprit congestionnés.

Il y a un lieu, dans le film, où se cristallise ce dilemme, et où tout bascule. Derrière une porte d’appartement anonym, Scorsese installe une « oasis » inespérée. Soudain, le mouvement est gelé pour laisser place à une utopie régressive. C’est le repère stylisé d’un dealer et, surtout, l’endroit où viennent dormir les citadins éreintés, dont l’unique espoir est de fuir le réel pour quelques heures. Un sas de décompression, en somme, où les corps échappent à l’agonie pour adopter l’apparence d’une mort enfin atteinte (le contraire de la vie, après ou avant). Se retirer du monde pour trouver un repos artificiel, telle est la dernière tentation du christ-ambulancier. Qui se souvient cependant qu’il est là pour défendre la vie. D’ailleurs, même cette oasis sera finalement contaminée par l’agitation (fusillade, etc.). Frank ne cherche qu’une épaule (quasi maternelle) sur laquelle s’appuyer pour échapper à son cauchemar en s’endormant enfin mais, après, il doit pouvoir se réveiller.

Dans A tombeau ouvert, Scorsese s’est réservé un rôle, invisible mais essentiel. Sur la radio de l’ambulance, c’est sa voix que l’on entend : il est le répartiteur, celui qui annonce à chacun où il est tenu d’aller et ce qu’il doit y faire. Le metteur en scène est un aiguilleur doublé d’un médecin expérimentateur, à la fois cruel et généreux, qui ressuscite les morts et pousse les vivants jusqu’à l’asphyxie. Un adepte des traitements de choc, qui maintient ou accélère la tension. Pour que, toujours, se poursuive la course

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°545, avril 2000)

A tombeau ouvert (Bringing Out the Dead, 1999) de Martin Scorsese.

Erwan Higuinen

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