S’il montre bien quelques semaines (ou jours, ou mois, que l’on ne puisse trancher avec certitude est révélateur) de la vie de la jeune Samia, née dans une famille algérienne de Marseille, Samia n’est pas un film à visées sociologiques sur l’immigration, pas un film à thèse féministe, pas non plus une enfilade de tranches de vie contemporaines. On aimerait prétendre que l’immigration est son contexte et non son sujet, le faire passer pour un film de genre où seuls importeraient les détails (une bouche boudeuse, un cri lancé à la porte close d’une chambre de jeunes filles, une baignade avant de se lover au soleil), mais c’est encore autre chose. La manière à la fois précise et généreuse de Faucon, son art à la très ambitieuse modestie, toujours sur la corde raide, consiste justement à ne pas séparer le macro et le micro, à filmer chaque scène sans faire l’impasse sur les conditions (au sein du récit comme du tournage) de son apparition.
Dans Samia, le problème n’est jamais tout à fait celui de la justesse : la grande affaire de Faucon est moins la fabrication que le prélèvement de moments toujours uniques. Ses personnages ne représentent jamais qu’eux-mêmes, n’aspirent jamais à devenir des porte-drapeaux. Si Samia, dont la grande sœur amoureuse d’un Français dit de souche a été exclue par le clan, se rebelle contre les lois très strictes auxquelles la soumet sa famille, c’est parce qu’elle veut pouvoir sortir, porter des T-shirts moulants ou côtoyer des garçons sans craindre de se faire surprendre par un frère dur comme un tyran impuissant, pas parce qu’elle milite pour la cause des femmes opprimées. Le discours, dont Faucon ne fait heureusement pas l’économie, n’est jamais premier, il découle toujours de la situation, vient après, porte uniquement sur du concret. Sur ce plan, comme d’ailleurs par la matière qu’il travaille, l’auteur de Sabine et de Muriel fait le désespoir de ses parents a plus en commun avec un Fassbinder qu’avec un Ken Loach. Un film sur la condition des jeunes Maghrébines ? Oui, mais Samia ne se résume pas plus à cela, ou à un film sur Marseille, que, disons, Virgin Suicides à une dénonciation des mœurs conservatrices dans l’Amérique des années 70. C’est l’un de ses nombreux éléments résolument inséparables : que l’un vienne à manquer et tout risquerait de s’écrouler. On pourrait défendre l’idée que son véritable sujet est l’adolescence, que Samia est autant entre deux âges qu’entre deux cultures, que tout adolescent est par nature aussi une sorte d’immigré contrarié ou récalcitrant. Mais le film montre aussi bien l’inverse : que tout immigré (voir les frères de Samia, aux comportements radicalement opposés, sa mère qui voudrait ménager tout le monde, son père dépassé) est un peu un néo-adolescent, maintenu dans un état d’incomplétude tenace.
Si certains fragments (les filles entre elles, observant, intéressées, la partie de football de garçons désirés) paraissent en eux-mêmes éblouissants, ils n’existent pourtant que par la force de ce qui les a précédés et de ce qui les suivra. Car Samia est aussi un modèle de récit discrètement elliptique. Toujours, Faucon refuse de lui attribuer une ampleur artificielle, de présenter un horizon au-delà du film, le hors-champ demeurera tel, c’est la règle. Il filme de l’intérieur (l’appartement, la famille) un désir de sortir, de se mouvoir en liberté. Mais – le paradoxe n’est qu’apparent – c’est en resserrant encore le cadre que, loin de renchérir sur l’enfermement, il donne un aperçu de cette liberté. Un regard de défi ou d’envie, un geste aguicheur pour jouer sérieusement. Soudain, Samia se jette sur une vague connaissance – Faucon filme merveilleusement les filles entre elles – qui convoite le même garçon qu’elle. Plus tard, un gynécologue veut, à la demande de sa mère accusatrice, vérifier qu’elle est toujours vierge, elle le refuse, ferme résistante qui combat pour elle-même. L’adversaire est partout, elle les affrontera tous, même si Faucon ne fait pas de ceux qui, se trouvant sur son passage, bloquent Samia, des ennemis définitifs, de parfaits méchants. Parfois, on perd l’héroïne de vue, la caméra s’attarde sur d’autres visages, livrant comme des parcelles d’un autre film possible qui s’appellerait Amel, Naïma ou Mohammed. Mais c’est de Samia qu’il s’agit, retour à elle, manière de Rosetta décolletée, tantôt rageuse, tantôt alanguie, qui nous observe du coin de son œil tout à coup sombre. Elle n’est que désirs. Sur ses pas, plus charnel que jamais, le cinéma de Philippe Faucon s’échappe vers les cimes.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°553, janvier 2001)
Samia (2000) de Philippe Faucon