Shinya Tsukamoto

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Le cinéma de Shinya Tsukamoto est d’abord une énigme. Déjà, il faut avoir vu – subi serait sans doute plus juste – au moins deux ou trois de ses films pour parvenir à évacuer totalement l’idée que ce déchaînement interminable de bruit et de fureur pourrait n’être qu’une gigantesque (et très mauvaise) plaisanterie. Il faut dire que ce cinéaste-scénariste-monteur-producteur-acteur japonais de 39 ans dont seul le premier film, Tetsuo (1988), a bénéficié d’une (discrète) distribution en France il y a quelques années, évolue dans ces zones obscures où la série Z et l’avant-garde tendent à se confondre. Visiblement nourri de toute une sous-culture nippone plus féconde qu’on ne l’imagine (l’imagerie et l’énergie ultra-violente des mangas, l’outillage et les dispositifs du sadomasochisme), Tsukamoto en tire un cinéma répétitif mais follement inventif, qui décompose le mouvement à l’infini pour en restituer l’effet et sature ses plans de flammes ou de corps en action et sa bande-son de cris, râles, bruits d’explosion, et parfois de pleurs. Sa caméra épileptique ne se pose que pour de soudaines plages de faux calme généralement très dépressif. Il s’agit ici de voir ce qui se passe à l’intérieur des corps, d’observer leurs transformations ou leur résistance, et de plonger dans les entrailles de Tokyo, de l’autre côté du miroir déformant, d’explorer l’envers des choses, leur négatif.

 

Les films de Tsukamoto suivent à peu près tous le même programme. Un homme, salarié japonais ordinaire, vendeur d’assurances ou employé dans une agence de pub (comme le fut le réalisateur pendant quatre ans, avant de claquer la porte pour faire du cinéma), quelqu’un qui, est-il dit explicitement, n’est « personne », subit un traumatisme, généralement une perte (enfant kidnappé, fiancée qui le quitte ou se suicide), et se transforme peu à peu en machine à tuer (la métaphore sociale est la seule chose qui soit limpide). Dans Tetsuo : The Iron Man, film d’horreur extrémiste bricolé, et dans sa suite-remake de 1992, Tetsuo 2 : The Body Hammer, c’est littéralement que cette métamorphose a lieu : les hommes sont des mutants, en eux fusionnent l’organique et le mécanique, la peau éclate pour laisser sortir d’horribles excroissances métalliques, un pénis-perceuse, des canons pour faire la guerre ou détruire Tokyo – ces deux films sont un peu des Godzilla post-industriels, ou du Cronenberg (Videodrome + Crash + Chromosome 3) trivialisé en japanimation radicale avec acteurs (de moins en moins) réels. La technologie n’est pas lisse et glacée : elle produit une matière proliférante, en constante fusion, qui annihile toute amorce de fiction, avale toute histoire susceptible de germer au cœur du chaos qui se développe dans un appartement, un entrepôt déserté ou les bas-fonds de Tokyo.

 

Les figures monstrueuses naissent du vide précisément délimité par les lignes horizontales et verticales de la ville pour se répandre et occuper bientôt tout l’espace. Même dans des films aux scénarios plus vraisemblables – tout est relatif – comme Tokyo Fist (1995, une histoire de boxe et de rivalité amoureuse) ou Bullet Ballet (1998, les aventures d’un veuf qui croise une tribu punk), il arrive un moment où la confusion et l’informe l’emportent, où l’accumulation et le morcellement conduisent à l’abstraction – parfois, il n’y a rien à voir d’autre qu’un nuage de fumée sur un fond bleuté ou des morceaux de corps mélangés. Pourtant, dans ce cinéma douloureusement fétichiste et évidemment romantique où l’on (les personnages, le cinéaste qui semble saboter son récit, le spectateur qui a résisté à la tentation du rejet immédiat) s’inflige à soi-même les pires tortures, il n’y a aucun plaisir esthète de la belle image, mais une rage souffrante qui, des corps autosculptés, se répand peu à peu pour contaminer la forme même du film, l’espace et le temps se réorganisant selon des règles indéchiffrables.

 

C’est peu dire que le cinéma paradoxalement très cohérent de Shinya Tsukamoto – dont les films devraient bientôt sortir en salle – est singulier, creusant le même sillon sans relâche, travaillant simultanément sur la fascination, le dégoût et la lassitude du spectateur. Il est sans doute trop tôt pour conclure définitivement quant à son importance réelle – œuvre obsessionnelle remarquable ou simple symptôme ? –, mais ce qui se passe dans ses films, cauchemars dont on ne se réveille pas, est déjà passionnant.

 

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°537, juillet-août 1999)

Erwan Higuinen

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