On a longtemps cru que les personnages de sitcom vivaient tous dans le même appartement. Pourvu du confort moyen propre à la classe moyenne, à peine décoré, prioritairement fonctionnel, cet intérieur générique semblait se dupliquer à volonté, reflet discrètement amélioré du nôtre, pour accueillir les jeunes et les vieux, les gros et les maigres, les Noirs et les Blancs, tous les semi héros ordinaires de la comédie américaine miniaturisée. Ne serait-ce alors qu’un décor anodin, tout juste bon à abriter les trébuchements, passes d’armes verbales et amourettes quasi incestueuses desdites créatures de synthèse affectueuse ? A l’origine peut-être ; après, moins ; et aujourd’hui, vraiment pas. La règle de la (bonne) sitcom est de ne rien laisser à l’abandon de ce qui, à l’image, peut donner naissance à une situation comique. A la longue, on s’est donc intéressé de plus près aux fauteuils, aux placards, aux tableaux qui ornent les murs, aux étagères.
La désormais longue histoire de Friends (qui revient ce mois-ci sur Canal Jimmy) s’organise, dit-on, autour des liaisons tumultueuses de ses personnages. N’en croyez rien : celles-ci ne sont que prétextes. Ce sont les déménagements, rangements et redécorations des appartements qui rythment réellement la saga. Arrivée de Rachel chez Monica ; départ puis retour de Joey aux côtés de Chandler ; échange d’appartements entre filles et garçons ; installation de Chandler avec Monica ; passages de Rachel chez Phoebe, chez Ross, chez Joey ; venue chez Joey d’une colocataire qui féminise la pièce principale… Constamment, on fait et défait les cartons, on traverse et retraverse le palier, voire la rue dans les moments d’intense audace. Mieux : ne s’entendent au final que ceux qui parviennent à élaborer une manière commune d’occuper l’espace qu’ils partagent. Idem pour Dharma and Greg (sur Téva), où un couple aux origines socio-politiques antagonistes (elle est fille de hippies, lui de bourgeois guindés) invente en direct un mode de vie hybride qui, par ricochet, fait de leur logement une manière de collage pop inspiré, en constante redéfinition en deçà même des discussions éventuellement animées sur les questions d’aménagement ou d’utilisation des divers objets du ménage joyeusement expérimental.
Au départ, tous les appartements se ressemblent donc. Ce qui importe, c’est comment ils se transforment ensuite, comment un objet purement décoratif focalise pour un temps toute l’attention pour après disparaître et ressurgir beaucoup plus tard. On peut aussi regarder les sitcoms ainsi : en oubliant un peu les personnages pour observer les meubles, le papier peint, les tapis, et suivre leurs aventures d’une semaine à l’autre. En supporter, priant pour que la chaise, la porte ou le bol choisi se voit enfin accorder la vedette. De l’autre côté de l’écran, chez nous, le canapé sourit. Il s’est reconnu, lui aussi.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°557, mai 2001, chronique « Serial Lover »)