Qu’est-ce que c’est, une femme ? A quoi ça ressemble, d’où ça vient, comment ça se fabrique ? Et qu’est-ce que ça va devenir si on oublie de la regarder ? Un monstre, un spectre, une flaque d’eau ? Le jeune Ning se débat au milieu de ces questions jamais formulées, du cauchemar originel dont il ne s’éveille que pour basculer dans le suivant à la fin printanière et ouverte de cette Histoire de fantômes chinois. Avec ce semi-remake dessiné du premier film de la trilogie homonyme – officiellement mise en scène par Ching Siu-tung mais dont il était déjà le véritable maître d’œuvre –, Tsui Hark réalisait en 1997 l’un de ses vieux rêves ; tourner, au sein de sa Film Workshop hong-kongaise, un vrai grand film d’animation. Arts martiaux zombis avec acteurs surhumanisés ou sino-manga enflammé, c’est toujours d’un cinéma de garçons aux yeux écarquillés qu’il s’agit. Les fantômes sont des fantasmes, le monde recrée un terrain de jeux dangereux où s’épanchent en couleurs criardes des désirs apeurés. A première vue, le film raconte les aventures incrédules de Ning, abandonné par sa fiancée qui lui préfère un véritable adulte, dans les reliefs d’une Chine immémoriale. Mais au fond, c’est une quête de la femme que raconte le film. Ning rencontre Qian, son Eve future qui est loin de lui sans doute moins parce qu’elle est fantôme que parce qu’elle est femme. Dans un premier temps au moins, cela revient au même. L’épopée heurtée de cette Histoire de fantômes chinois suivra exactement la route escarpée qui mène de l’apparition à l’incarnation.
Plus encore que dans le cinéma à prises de vues réelles, tout est a priori possible dans le cadre mouvant de l’animation d’aujourd’hui. Autant l’apparition y va de soi, autant l’incarnation (la transformation de quelques traits et taches de couleurs en véritables personnages) est à reconquérir à chaque instant. Ce balancement identitaire des formes est au cœur du meilleur cinéma d’animation japonais de ces dernières années, de Mon Voisin Totoro à Perfect Blue. C’est aussi le sujet même de cette Histoire de fantômes chinois. Le premier risque est celui de la toile uniforme : que tout s’y retrouve sur le même plan, que rien n’y vibre. Tsui Hark y répond par la folle hétérogénéité de son film. Celle-ci découle d’abord de la variété des techniques employées. Ici se mêlent l’animation traditionnelle (le dessin fait main, pour la plupart des personnages), les effets numériques à partir de ces figures à l’ancienne et les images de synthèse en trois dimensions, entièrement conçues par ordinateur. Ainsi s’offrent à nous des plans où les objets semblent évoluer dans des dimensions distinctes, se superposer, éventuellement communiques, mais jamais fusionner – la fusion est d’ailleurs à la fois désirée et redoutée : voir les premières séquences où le héros dessiné est littéralement pourchassé par des images de synthèse (des monstres, naturellement). Cette addition de techniques donne naissance à des images multipistes, où l’incarnation n’est pas une notion absolue mais une affaire de degrés. Dans Histoire de fantômes chinois, on est toujours plus ou moins un spectre pour l’autre (voir le fantasme de la femme fantôme : une sorte de rock-star herculéenne, la hantise de tout garçon maigrichon).
L’hétérogénéité du film dérive aussi de sa diversité d’inspirations. Sur la base du scénario hong-kongais s’est activée la crème des animateurs nippons. Rien de fortuit dans l’évident air de famille avec l’anime japonaise : Kazuo Komatsubara, le premier responsable de l’animation du film, est un ancien collaborateur d’Isao Takahata, Hayao Miyazaki, Rintarô et Katsuhiro Otomo (sur Akira et le film à sketches Manie Manie, que cette Histoire… rappelle par ses élans lyriques farfelus). Viennent aussi se glisser ici de vagues réminiscences disneyennes, des retours de Fantasia chez les revenants.
Tout cela, avec la tentation de l’abstraction (lorsque l’action brouille la vision, jusqu’à l’informe), contribue à réintroduire de l’altérité dans le film. L’autre absolue, heureusement insondable, c’est encore une fois la femme, que le héros cherchera à entraîner dans le train qui fait route vers la « porte de la réincarnation » censée fournir une issue à leur errance corsaire dans ce purgatoire hanté. Par un habile coup de théâtre profil bas, le film évitera ce happy-end car il ne saurait y avoir de bonheur s’il y a une fin. L’essentiel est que subsiste toujours un écart à combler, gage de la persistance du désir, du mouvement, de la vie, du jeu, du cinéma. La morale étrangement rassurante de ce conte instable en forme de course-poursuite constamment relancée ? Quand on tombe amoureux, ce ne peut être que d’un fantôme que l’on a créé, et qui nous échappera toujours un peu.
(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°552, décembre 2000)
Histoire de fantômes chinois (1997) de Tsui Hark et Andrew Chen