Blissfully Yours

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De Blissfully Yours, on est tenté de dire qu’il débute dans le cabinet d’un médecin qui examine un jeune homme venu en consultation en compagnie d’une jeune fille et d’une femme plus âgée. Mais est-on sûr que c’est déjà Blissfully Yours ? Car le titre ne s’affichera sur l’écran, avec le générique de début, que trois quarts d’heure plus tard, lorsque les personnages – et plus précisément le jeune couple – quitteront la ville pour aller pique-niquer dans une forêt ensoleillée. A la limite, plutôt qu’au partenaire amoureux, ce « Blissfully Yours » (« béatement vôtre ») pourrait s’adresser, avec une joyeuse ironie, à cette première partie comme dépourvue de nom, à cet avant du « vrai » film, à ces scènes chez le médecin, dans la rue, à l’usine… A ces fragments du temps social dont Apichatpong Weerasethakul décide d’extraire ses personnages pour en inventer un autre.

Le garçon s’appelle Min. On le dit muet, mais s’il ne parle pas, ce n’est que pour éviter de se faire démasquer : immigré clandestin birman, il risquerait d’être bouté hors de Thaïlande. La jeune Roong est son amie. Orn, quant à elle, s’occupe de lui, sans que l’on sache avec certitude ce qui la relie aux deux autres. Ces informations nous sont transmises peu à peu. On les devine plutôt à la longue, mais des zones d’ombre demeurent. On prend l’histoire en cours, on tente de rattraper son retard en observant ce que font les personnages : leurs négociations (avec la femme médecin, pour procurer un certificat médical à l’homme sans papiers), leurs déplacements (à pied, à moto, en voiture), leurs retrouvailles. Mais bientôt, tout cela sera laissé de côté, au moment du coup de force que constitue la bifurcation soudaine, en route vers la forêt. Le générique ouvre une parenthèse dans cette continuité acérée, où va pouvoir battre le cœur du film. On tente de s’en détacher, de l’oublier, mais ces pauses d’inconscience partielle, de béatitude gagnée sont par nature provisoires. Elles n’en deviennent que plus précieuses.

Min souffre d’un problème de peau. Celle-ci se dessèche, se détache. Il faut alors se débarrasser des peaux mortes, ça le démange. Avec ce que l’on prenait pour son récit, le réalisateur ne fait rien d’autre : il s’en libère, s’en déleste pour filmer des moments miraculeux de banalité éblouie. Mais, plutôt qu’un événement unique, c’est un travail de tous les instants. Le jeune couple s’est posé à proximité de la frontière entre la Thaïlande et la Birmanie, beau paysage où se projetterait sans mal leur histoire contrariée. Bientôt, Orn les rejoint, rompant l’harmonie édénique et obligeant du même coup à imaginer un nouvel assemblage pour les corps alanguis. Constamment, le contexte, l’intrigue, les complications menacent de revenir, de reprendre le dessus. Il faut les éloigner, les tenir en respect. C’est une mue ininterrompue, une fuite toujours recommencée mais comme en douce. Ne pas se fier à l’apparente immobilité, au mutisme rasséréné de ce duo (puis trio) au bord de l’eau : contrairement aux apparences, Weerasethakul ne filme pas des états immuables mais un processus, les différentes étapes d’un voyage secret. Celui qui, même sur place, éloigne des règles de la société des hommes – on pourrait lui donner bien des noms. De cela résulte sans doute l’extrême précision de sa mise en scène. Si les longs plans fixes, le bien-être apparent des personnages et la faible amplitude spatiale de leurs mouvements font leur petit effet lumineusement hypnotique, Blissfully Yours est pourtant aux antipodes du mirage stylisé, du flou planant. C’est un combat de tous les instants : il y a toujours quelque chose qui bouge, qui lutte, qui grandit.

L’effort est double. C’est d’abord une affaire de rituels à usage unique, inventés en direct et dont les personnages sont à la fois les metteurs en scène, les acteurs et les spectateurs – alors, la société ne peut que disparaitre. Par exemple, les deux femmes tiennent l’homme, le badigeonnent de leur crème artisanale, mélange de lotions hydratantes et de divers légumes, et le plongent dans l’eau. Ce baptême d’un genre nouveau se substitue à l’examen médical du début, et l’efface ainsi. Le second travail concerne le cadrage : c’est une question de distance. Gros plan sur la nappe du déjeuner envahie par les fourmis, sur le torse du garçon qui pèle. Et, surtout, sur son sexe endormi que Roong extirpe de son caleçon, qu’elle caresse, qu’elle réveille, qui grossit en temps réel. Ici, chaque resserrement (du cadre) est aussi un élargissement, une découverte sans cesse renouvelée. Que ne dément pas l’éloignement qui suivra : la distance est gagnée une fois pour toutes, nul retour en arrière n’est envisageable tant que se prolongera le temps du film.

Si, pour les trois personnages, la définition des rôles – à commencer par l’usage qu’il convient de faire des corps – est essentielle, le film s’identifie aussi aux aventures d’un regard, successivement social, amoureux, et d’une nature instable qui resterait à définir. Le film-concept devient bien vite film-dispositif, qui disparaît lui-même derrière ce qu’il produit. Blissfully Yours est constitué de moments par essence uniques, comme gravés dans un présent éternel dont le spectateur ne peut qu’être contemporain. D’une certaine manière, l’espace-temps qu’installe le film englobe la salle de cinéma alors même qu’il nie son propre environnement narratif. C’est là sa grande réussite : plus qu’aucun autre film récent, Blissfully Yours crée un lien de communication directe entre le spectateur et les gestes des acteurs, fruit de l’application inspirée avec laquelle il travaille à se dépouiller à chaque instant du superflu.

Qu’y voit-on, alors ? Un garçon qui prend une fille par la main pour lui montrer un lieu que lui seul connaît et s’y abandonner à elle. Une main s’attardant sur un torse qui s’offre à elle avec confiance. Des vêtements mouillés, il faut vite se changer, enfiler un pantalon trop grand, s’allonger à nouveau près de la rivière. Le soleil brille, ou pas. Un feu brûle, toujours.

(Paru dans Les Cahiers du cinéma n°572, octobre 2002)

Blissfully Yours (2002) d’Apichatpong Weerasethakul

Erwan Higuinen

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